Pour le directeur d’Auchan Clermont Nord, la transition écologique est un impératif. Mais difficile pour un acteur du commerce d’anticiper le changement, si l’Etat n’impose pas le rythme.
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Ce vendredi (6 novembre) à midi se tiendra, en visio, la quatrième Rencontre de la Résilience. Organisées par l’association Par Ici la Résilience – à laquelle je participe – cet événement portera sur le rôle de la distribution alimentaire dans la résilience territoriale sur le Puy-de-Dôme.
J’aurai le plaisir d’animer ce temps d’échange et d’accueillir Lucie Vorilhon des Marchés de Max et Lucie (qui m’a déjà accordé une interview en septembre) et Jean-François Moreau, directeur de l’hypermarché Auchan Nord à Clermont. Tous deux ont des conceptions très différentes de la distribution alimentaire, mais sont en même temps très sensibles aux enjeux de résilience et de transition.
C’est pourquoi je vous propose cet entretien avec Jean-François, afin de mieux le connaître en vue de la Rencontre de vendredi – inscriptions libres par le lien ci-dessous.
Damien
Jean-François est directeur de l’hypermarché clermontois Auchan Nord depuis 4 ans.
Il a également créé début 2019 le collectif Sismo, un réseau autour des associations, entreprises et structures territoriales de ces quartiers (Croix-de-Neyrat, Champratel, Vergnes, Flamina …) pour y générer une dynamique nouvelle sur les territoires Nord. Jean-François en est le président.
Enfin, il participe activement aux travaux du PAT (Projet Alimentaire Territorial) sur la résilience alimentaire locale, et est membre du C.A. du centre de recherche en innovation sociale CISCA.
Pour contacter Jean-François par e-mail : jfmoreau@auchan.fr |
- On peut être directeur d’hypermarché et en même temps très sensible à la résilience alimentaire et d’éducation à la consommation. Comment analyses-tu l’importance de ce dernier enjeu ?
- Quel est ton rayon d’action, dans le cadre du groupe Auchan, pour sensibiliser les consommateurs ?
- Néanmoins, tu mises beaucoup sur l’optimisation par la chaîne de valeur et par l’écosystème …
- Comment agis-tu pour mettre en place des filières alimentaires écologiquement vertueuses, du producteur au distributeur ?
- C’est d’ailleurs un des axes de travail du PAT auquel tu participes activement. Quel changement souhaiterais-tu y mener ?
- Quels sont les points de vigilance du territoire en matière agricole, selon toi ?
- Ce serait une situation idéale, mais, comme tu le disais, si les consommateurs continuent à acheter de la nourriture industrielle … comment peut-on faire évoluer les choses ?
- Au niveau du territoire et de l’écosystème, comment peut-on développer une forme de résilience ?
- Quelle est ton analyse de la gestion actuelle de la crise pandémique ?
- Tu insistes également sur la difficulté de la période de “transition” …
- Comment motiver et embarquer les acteurs, dans ce cas ?
- Tu imagines cela au niveau du territoire clermontois ?
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
On peut être directeur d’hypermarché et en même temps très sensible à la résilience alimentaire et d’éducation à la consommation. Comment analyses-tu l’importance de ce dernier enjeu ?
La notion d’éducation est fondamentale pour le client. Expliquer que toutes les tomates ne se valent pas,ou qu’un plat industriel n’a pas du tout les mêmes vertus qu’un plat que tu cuisines à la maison. Et l’éducation à l’alimentation rejoint l’aspect sanitaire : on voit qu’une population qui a un système immunitaire un peu costaud, qui n’est pas trop impactée par les perturbateurs endocriniens, traverse beaucoup mieux une épidémie.
L’éducation à l’alimentation rejoint l’aspect sanitaire.
L’alimentation, il n’y a rien de plus inégal. On voit ici des gens qui achètent des chips, des sodas, qui sont délirants en prix de vente au kilos, avec des doses de sel, de sucre … et ils mettent des sommes énormes dans ces produits-là.
Il faut savoir que l’alimentation pèse aujourd’hui pas plus de 15% du budget des ménages. C’est moins que le téléphone portable ! Est-ce bien logique ? C’est donc une question de valeur : si on travaille sur une ceinture maraîchère mais que les gens ne dépensent que 15% en alimentation …
Quel est ton rayon d’action, dans le cadre du groupe Auchan, pour sensibiliser les consommateurs ?
Ici, j’ai toute latitude pour accompagner, référencer, proposer des produits de mon choix. On peut d’ailleurs sensibiliser de plusieurs manières : en affichant les nutri-scores des produits dans les rayons, en allant aussi vers un autre indice plus global qui prendra en compte l’impact écologique … on a aussi fait des animations sur le “faire soi-même” pour les produits ménagers comme la lessive.
Néanmoins, tu mises beaucoup sur l’optimisation par la chaîne de valeur et par l’écosystème …
Ce qui est important, c’est d’avoir un niveau de prévision fiable sur toute la chaîne. Parce que le gaspillage coûte très cher, et parce que le niveau d’énergie à dépenser pour produire doit être maîtrisé. Le PAT [Projet Alimentaire Territorial du Grand Clermont et du PNR Livradois-Forez] ne dit pas autre chose : les agriculteurs nous demandent de quoi on aura besoin, quand et en quelle quantité, et ce 8 mois à l’avance ! Et, au-delà de la production, est-on capable d’avoir des filières de transformation locale ?
Ce qui est important, c’est d’avoir un niveau de prévision fiable sur toute la chaîne. Parce que le gaspillage coûte très cher, et parce que le niveau d’énergie à dépenser pour produire doit être maîtrisé.
Cela dit, j’ai constaté une chose lors du premier confinement : en essayant de “sauver” l’agneau d’Auvergne [qui avait des problèmes d’écoulement en avril], je me suis mis en difficulté avec le Limousin avec lesquels j’ai un accord de production … La Terre est une petite planète, on ne peut pas aider tout le monde. Idem si on arrête de s’approvisionner en Espagne [pour des raisons écologiques, par exemple], ce n’est pas pour générer une crise sociale là-bas.
Comment agis-tu pour mettre en place des filières alimentaires écologiquement vertueuses, du producteur au distributeur ?
La crise pandémique est venu légitimer et accélérer les axes de développement déjà anticipés chez Auchan : relocaliser certaines prod (bon, sain, local) ; mieux mailler le lien avec producteurs (filières) ; et référencer davantage de fournisseurs locaux.
Prenons un exemple : si on veut développer une production de truites, on décide qu’elles seront élevées en Haute-Loire et que les éleveurs seront fédérés au sein d’une filière. Celle-ci répondra alors à un cahier des charges qui exclura les farines animales ou les antibiotiques.
La crise pandémique est venu légitimer et accélérer les axes de développement déjà anticipés chez Auchan.
Dans ce cas, on peut s’engager dans des plans de production pluri-annuels avec des prix négociés à l’avance et sécurisés. Et c’est particulièrement intéressant parce qu’on vient régionaliser la production dans le cadre d’une forme d’avantage concurrentiel : si la truite se plaît en Haute-Loire, il y a bien une raison ! On ne va pas la relocaliser dans la Bresse ou ailleurs.
C’est d’ailleurs un des axes de travail du PAT auquel tu participes activement. Quel changement souhaiterais-tu y mener ?
Si j’avais une baguette magique pour le PAT … je déploierais une vingtaine de techniciens, qui formeraient et accompagneraient les agriculteurs sur les nouveaux modes de culture, maîtrisant l’eau et écartant les pesticides.
Et je ferais un raffut de tous les diables autour de ça ! Je demanderai à l’INRA de réorienter ses programmes dans ce sens, à l’UCA de mettre toute sa matière grise autour de ces enjeux … pour que ces fameux techniciens puissent permettre aux producteurs d’atteindre un mode de production durable et résilient.
Quels sont les points de vigilance du territoire en matière agricole, selon toi ?
Le principal frein pour cultiver sera le problème de l’eau, lié à la nature des sols et au type de cultures. Si on travaille sur des sols traités en monoculture avec des intrants depuis longtemps, ils ne sont pas en capacité de permettre une production durable et frugale en termes hydriques.
Le principal frein pour cultiver sera le problème de l’eau, lié à la nature des sols et au type de cultures.
Il faut aussi trouver et retrouver les bonnes variétés adaptées au territoire, du point de vue du climat actuel et futur, mais aussi multiplier les espèces pour résister aux maladies. Bref, dans tous les cas, avoir des produits locaux, sans pesticides, basés sur des espèces spécifiques,, est vertueux.
Ce serait une situation idéale, mais, comme tu le disais, si les consommateurs continuent à acheter de la nourriture industrielle … comment peut-on faire évoluer les choses ?
Quand l’Etat change la règle pour tout le monde, il n’y a pas de souci. Prenons l’exemple des ampoules : en 10 ans, on est passé des ampoules filament aux ampoules LED, via 3 ou 4 technologies différentes. La loi a posé en amont la date de fin des ampoules les plus néfastes pour l’environnement, et d’ailleurs Philips avait anticipé ces nouvelles technologies d’éclairage.
Cependant, l’alimentation est plus sensible que les ampoules … outre l’aspect psychologique, il y a plusieurs enjeux forts dans ce domaine : certains produits chimiques ont sauvé la vie des agriculteurs, leur permettant de stabiliser leur rendement, leur revenu. Et ces rendements leur ont permis de s’équiper (et de s’endetter). Ce qui, en aval, a profité à l’agro-alimentaire, aux exportations, à la grande distribution … au modèle économique global ! C’était le fonctionnement des années 60 aux années 90.
Au niveau du territoire et de l’écosystème, comment peut-on développer une forme de résilience ?
Pour moi, le sujet est celui de la ressource – argent et temps. Il faut de la marge de manœuvre. Si on est trop tendu, trop fragile, on ne peut pas développer de la résilience. Pour cela, il faut changer quand on est confortable et riche. Après, c’est presque trop tard ! Certes, c’est très compliqué, mais c’est la meilleure manière de le faire. Si on avait fait évoluer l’économie et la société dans les années 70 et 80, nous n’aurions sans doute pas les problèmes environnementaux aujourd’hui.
Certains produits chimiques ont sauvé la vie des agriculteurs, leur permettant de stabiliser leur rendement.
La résilience consiste, in fine, à modifier le système pour qu’il perdure. Le changement climatique nous impacte à la fois sur le long terme et le court terme. Il faudra affronter énormément de crises, des étapes intermédiaires. qui peuvent être contradictoires ! Si on veut demain un environnement sain, il nous faudra une forme de consommation raisonnée. Mais, sans économie forte, on n’arrivera pas à faire la transition sociale qui sera nécessaire. Social, économique et écologique sont entremêlés.
Quelle est ton analyse de la gestion actuelle de la crise pandémique ?
Il n’y a pas de problème de conscience globale des enjeux, mais plutôt d’embarquer sur tous les sujets. C’est le problème du “et”. Quand on est riche,on peut faire du “ou” : je fais ou du social, ou du technologique, ou du développement … on choisit.
Si on est trop tendu, trop fragile, on ne peut pas développer de la résilience.
Aujourd’hui, on doit faire du “et” : préserver l’environnement, et sans remettre en question les acquis sociaux, et sans impacter la démocratie, et en conservant le niveau de vie … C’est schizophrène ! Pour beaucoup de responsables, on manage les priorités du moment, de manière court-termiste. On n’a pas de direction claire, donc on ne fait rien.
Tu insistes également sur la difficulté de la période de “transition” …
Il faut définir les conséquences des choix qu’on est appelés à prendre dans les mutations. Si demain on parle de moins de véhicules, ou des circuits courts, forcément il y aura des dégâts collatéraux et de la “destruction créatrice” … donc qu’est-ce qu’on détruit,à quelle vitesse, et comment on permet aux gens qui travaillent dans ces environnements de vivre pendant la période de changement, d’en comprendre le sens, de se former à ce que va être la nouvelle posture ou aux nouveaux métiers ? Cela demande beaucoup de temps
Le problème est que le changement climatique n’est pas démocratique : il s’impose à nous, tout comme les crises sanitaires. Et les décisions qui sont à prendre ne sont pas non plus compatibles avec de la co-construction, à cause de l’urgence et de l’ampleur.
Sans économie forte, on n’arrivera pas à faire la transition sociale qui sera nécessaire.
Et elles sont forcément contraignantes. Beaucoup de ces mesures sont contre-intuitives, par rapport à l’ancienne logique. Dire à un céréalier d’arrêter de faire des céréales, à un agriculteur d’arrêter les pesticides, à un industriel qu’il n’aura plus que des petites séries … il faut comprendre que ces modèles “de masse” se sont mis en place à un moment donné car ils apportaient les meilleurs rendements économiques.
Comment motiver et embarquer les acteurs, dans ce cas ?
Je pense qu’il faut donner du sens, proposer une vision ambitieuse et positive, un nouveau récit sociétal – qui fait qu’on ne se concentre pas sur les inconvénients du court terme, mais sur les enjeux du long terme. Et parvenir à proposer un séquençage avec des repères pour dire à tous “on avance dans la bonne trajectoire”, “voici les efforts à faire à telle date” … et ensuite on passe à autre chose, ça ne fait plus débat !
Enfin, plus les enjeux sont reconnus et partagés, plus l’écosystème se met en mutation autour d’eux de manière synchronisée, plus on a de chance de réussir. Les acteurs associatifs comme Sismo ont la vertu de porter ce genre de choses. Le PAT est aussi un bon exemple à mon avis : il y a eu un gros travail d’analyse et de constat via des atelier, de la mise en réseau, beaucoup d’échanges sur les intérêts communs à faire muter le système … et la demande claire que les efforts soient simultanés.
Je suis donc convaincu que si on provoque des incitations et de l’accompagnement au changement vertueux, de manière marquée, la mutation se réalisera beaucoup plus vite. Pour cela, il y a de la marge de manœuvre locale, même dans le cadre des lois. Je pense même qu’aujourd’hui, les Etats ne seraient pas fermés à avoir des territoires de test.
Tu imagines cela au niveau du territoire clermontois ?
Clermont a en effet cette capacité d’être référent sur la formation, la recherche, l’innovation, et la dimension éducation des citoyens, sur l’alimentation ou sur la mobilité par exemple : fin de la voiture, développement du vélo électrique …
Plus les enjeux sont reconnus et partagés, plus on a de chance de réussir.
L’excellence environnementale pourrait donc être un vrai déclencheur. Selon moi, elle passera par un mélange entre la posture citoyenne (actions individuelles) et la capacité à amener de la très haute technologie verte, principalement sur les questions d’énergie (non-consommation, et production d’énergies vertes).
On transformera ainsi notre territoire en espace d’innovation et de technologies du futur, qui se décarbonise, et pour lesquels le pouvoir d’achat augmente pour les particuliers. (…) Hubert Reeves disait qu’on mesure le coût des matières premières à l’aune de nos besoins d’aujourd’hui. Si on pouvait amener le prix des choses à la valeur de leur impact sur les générations futures …
Pour aller plus loin : Assistez à la Rencontre de la Résilience ce vendredi 6/11 à midi avec Jean-François (et Lucie Vorilhon) |
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Propos recueillis le 27 octobre 2020, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par Jean-François. Crédit photo de Une : éditeur