Auvergnat de naissance, chercheur en Guadeloupe spécialisé dans les maladies émergentes, Damien Meyer préconise une approche intégrée des systèmes de santé : le “One Health”
Pourquoi cet article ?
C’est toujours chouette de retrouver un vieux camarade de classe dans le contexte de son métier. Voilà ce qui m’est arrivé quand j’ai proposé à Damien, que j’ai connu au collège à Chamalières, de m’accorder un entretien sur la résilience sanitaire.
La notion de “maladie émergente“, dans laquelle il est spécialisée, est bien sûr en tête des préoccupations mondiales depuis la survenue du Covid-19. Et leurs origines environnementales – la trop grande proximité homme-animaux liée à la surexploitation des habitats – en fait un sujet majeur pour Tikographie.
L’exercice avec Damien a consisté à transposer la situation qu’il étudie, en “avant-poste” de l’Europe, dans notre territoire auvergnat.
Damien (l’autre)
L’intervenant : Damien Meyer
Originaire de Clermont, Damien est chercheur microbiologiste au CIRAD [Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique et en Développement] de Guadeloupe – l’équivalent de l’INRA pour les DOM, présent dans toute la zone tropicale.
Son travail porte sur les maladies infectieuses émergentes, et il est spécialisé en maladies émergentes exotiques. Plus précisément : “Mon groupe de recherche travaille sur les stratégies infectieuses développées par ces bactéries pour s’adapter à leur environnement et conquérir de nouvelles niches écologiques.”, précise-t-il.
Pour contacter Damien par e-mail : damien.meyer@cirad.fr |
La structure : CIRAD (Guadeloupe)
Le CIRAD est le Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique et en Développement. C’est l’équivalent de l’INRA dans les Départements d’Outre Mer, et on en trouve dans toute la zone tropicale (Antilles, Réunion …).
Damien Meyer le décrit comme un “poste avancé pour l’Europe et l’Amérique du Nord” dans l’étude et la lutte contre les maladies tropicales émergentes. Le climat, l’insularité et les trafics (animaux, végétaux) y favorisant la diversité et la circulation des bactéries et des virus qui pourraient toucher un jour les métropoles – parfois à la faveur du changement climatique et du déplacement des espèces vectrices.
Accès direct aux questions
- Tu es spécialisé sur les maladies émergentes. Comment les définis-tu, et pourquoi travailles-tu sur ce sujet depuis la Guadeloupe ?
- Ton travail au CIRAD de Guadeloupe te permet-il de faire le lien avec ce qui se passe dans l’hémisphère nord ?
- Comment analyses-tu les raisons de ces chocs sanitaires ?
- Et comment cela va-t-il évoluer ?
- Du côté de territoires comme l’Auvergne, quelles sont les perspectives et les risques sanitaires potentiels ?
- Sommes-nous prêts à y faire face ?
- Quelle est donc ton approche pour faire face à ces enjeux sanitaires ?
- Mais quels sont les points communs entre les systèmes de santé humaine, animale ou végétale ?
- Tu es d’ailleurs assez critique sur le manque d’efficacité de la gestion sanitaire en mars-avril …
- La Guadeloupe est donc un exemple de territoire ayant intégré son système de santé. Comment cela s’est-il mis en place ?
- Et comment pousser le politique à prendre les devants ?
- Au-delà de l’intégration technique des systèmes de santé, quelles sont tes autres recommandations pour la résilience sanitaire du territoire ?
- Y a-t-il une organisation de la production animale ou végétale à privilégier ?
- Pour conclure, tu appelles à “faire sauter un blocage” organisationnel … et psychologique !
Tu es spécialisé sur les maladies émergentes. Comment les définis-tu, et pourquoi travailles-tu sur ce sujet depuis la Guadeloupe ?
L’émergence, c’est la survenue d’une maladie pour différents types de facteurs – parce que le vecteur est présent, parce qu’il y a des évènements qui favorisent l’apparition de la maladie – dans un endroit où elle n’était pas présente. C’est vraiment une question d’actualité, même au-delà du Covid-19.
La Guadeloupe est une sorte de poste avancé des maladies émergentes pour la France.
En Guadeloupe, le CIRAD est une sorte de poste avancé pour la France : nous sommes davantage soumis à ces émergences, et aux aléas climatiques. De plus, l’insularité apporte de la fragilité, au niveau des biotopes mais aussi des infrastructures – les CHU ne sont pas du tout comme en Métropole ! Idem pour les hotpots de biodiversités, avec beaucoup d’échanges illégaux d’animaux, de plantes … Enfin, on est en territoire français, ce qui facilite le travail de recherche.
Ton travail au CIRAD de Guadeloupe te permet-il de faire le lien avec ce qui se passe dans l’hémisphère nord ?
En effet, les maladies émergentes qui touchent aujourd’hui ces continents, nous les avons vues chez nous il y a un certain nombre d’années. Par exemple, la dengue, sur laquelle nous travaillons depuis des décennies avec l’institut Pasteur, émerge actuellement à Montpellier parce que le vecteur est présent … alors que c’est déjà une maladie endémique en Guadeloupe.
Les maladies émergentes qui touchent aujourd’hui les pays du Nord, nous les avons vues chez nous il y a un certain nombre d’années.
Donc, en tant qu’Auvergnat, ça m’intéresse beaucoup ! Vu de Guadeloupe, tu vois très bien à quelles maladies peuvent être confrontés des territoires en France métropolitaine – des maladies qui nous sont familières ici et donc que l’on peut aider à anticiper.
Comment analyses-tu les raisons de ces chocs sanitaires ?
Ces émergences sont liées à la fragmentation d’habitats naturels qui étaient unifiés et protégés auparavant, notamment à cause de l’anthropisation et de la surexploitation des milieux. Autrement dit, l’homme arrive dans un habitat “natif” où il n’avait jamais mis les pieds avant.
Ce fut par exemple le cas pour Ebola : les hommes se mettent à manger de la viande de brousse, attrapent une maladie de primates, la diffusent dans le village … mais c’est tellement violent, Ebola, qu’on peut réagir vite et bloquer la progression de la maladie.
Ces émergences sont liées à la fragmentation d’habitats naturels qui étaient unifiés et protégés auparavant.
Alors que le Covid-19 est “le pathogène parfait” : peu mortel mais assez pour faire des dégâts, et hautement transmissible. Et on est toujours en arrière par rapport à ce virus. Quand on commence à faire des tests, à s’organiser, il est déjà bien imprégné dans la population. C’est pour ça que les gouvernements sont désemparés. Les histoires de couvre-feu et de confinement ne sont là que pour en retarder la progression.
Et comment cela va-t-il évoluer ?
Ce sera la tendance à venir, parce que la surexploitation de la nature fait que les habitats animaux et humains finissent par se chevaucher, et parce que les échanges mondiaux font le reste. Si on prend les épidémies passées, on sait très bien comment ça s’est répandu. A Marseille, en 1720, c’est un navire provenant du Levant qui a rompu le confinement, et qui a répandu la peste noire dans la ville. De même, la transmission au reste de la Provence s’est faite par les gens qui quittaient la ville.
Du côté de territoires comme l’Auvergne, quelles sont les perspectives et les risques sanitaires potentiels ?
Du point de vue de la santé humaine, des émergences sur les territoires qui auront tendance à se réchauffer, comme en Auvergne, pourront être liées à une progression de “front de migration” de vecteurs : moustiques, culicoïdes (des petites mouches qui transmettent de nombreuses maladies) … Dans le cas du réchauffement climatique, les habitats changent, les zones humides sont modifiées , les vecteurs migrent … je pense par exemple à la “petite Camargue” à côté de Montpellier.
Le Covid-19 est “le pathogène parfait” : peu mortel mais assez pour faire des dégâts, et hautement transmissible.
En outre, certains épisodes climatiques extrêmes, comme des tempêtes très violentes de type cyclonique, peuvent apporter des champignons, des virus, qui provoqueront des émergences. Mais le risque sera surtout présenté par les maladies à vecteurs.
Concernant l’immunité collective, c’est propre à chaque pathogène. Cette histoire de taux minimal de 60% relève du fantasme : c’est un seuil qui n’a jamais été prouvé. C’est possible pour certaines maladies, mais on voit bien que, pour la grippe, qui mute chaque année, ce n’est pas le cas. Si le Covid revient tous les ans, il y aura sans doute un système de pic épidémique saisonnier, en vaccinant les personnes fragiles. Et quand on dit “on va devoir apprendre à vivre avec”, je pense que c’est malheureusement le cas.
Sommes-nous prêts à y faire face ?
A Clermont, le service d’économie de la santé est très réputé au niveau national – il est au CHU, piloté par la Fac de médecine. Mais l’Auvergne, comme d’autres territoires en métropole, n’est pas intégrée en termes de système de santé. C’est même le cas à Montpellier, qui est pourtant un pôle majeur dans les maladies infectieuses, avec un Vectopole : malgré cela, sur ce territoire, les acteurs locaux ne sont pas habitués à travailler ensemble.
En Auvergne, le risque sera surtout présenté par les maladies à vecteurs.
Sur un plan psychologique et sociétal, aujourd’hui, en Europe, on a un rapport à la mort qui est un peu particulier : on ne la tolère plus, alors qu’avant on avait des maladies, des conflits, de la mortalité infantile. Depuis 70 ans, ce n’est plus le cas. Résultat : nos sociétés ne sont plus habituées à faire face à ces pandémies.
Quelle est donc ton approche pour faire face à ces enjeux sanitaires ?
Je travaille plus largement sur les notions de risques. Cela implique de prendre en compte les maladies animales, émergentes, et zoonotiques – qui viennent de l’animal et affectent l’homme. A peu près 70% des maladies émergentes sont zoonotiques ! Le Coronavirus, Ebola en sont d’excellents exemples
Quand on dit “on va devoir apprendre à vivre avec”, je pense que c’est malheureusement le cas.
A mon sens, la clé réside dans le “One Health” : concevoir et organiser la santé de manière intégrée, sur les compartiments de santé humaine, animale, végétale et plus largement au niveau environnemental. Cela va du niveau fondamental sur les pathogènes et les vecteurs, jusqu’au niveau plus macro, celui de toutes les parties prenantes des systèmes : décideurs politiques, Santé Publique France, ARS … Même si ce n’est pas facile, nous commençons ici à être un peu rompus à ce type de fonctionnement.
Mais quels sont les points communs entre les systèmes de santé humaine, animale ou végétale ?
En fait, que ce soit dans un laboratoire de médecine vétérinaire ou humaine, le diagnostic reste classique – la technique d’amplification d’ADN, dite PCR. Nous utilisons tous les mêmes techniques, les mêmes approches. Elles peuvent donc être mises en commun, tout comme les ressources RH, les plateaux d’analyse, les dispositifs de repérage et d’alerte.
Ici, les réseaux de santé humaine, animale et végétale sont coordonnés.
Par exemple, la Guadeloupe est un territoire constamment sollicité pour des émergences et pour des “chocs” sanitaires – il y a eu le zika, le chikungunya, la dengue bien sûr – et tout cela met en tension le système de santé en général, au niveau du diagnostic, du traitement, et de la santé vétérinaire ou même végétale !
Seulement, ici, les réseaux sont coordonnés. Et on essaye de ne pas gérer la crise et la pénurie – comme lors du premier confinement – mais plutôt de mieux coordonner les acteurs, anticiper, alerter, surveiller.
Tu es d’ailleurs assez critique sur le manque d’efficacité de la gestion sanitaire en mars-avril …
Je trouve que l’exemple issu de la crise du Covid est “canonique” : tout a été dirigé par la santé humaine. Or, dès février-mars, les labos vétérinaires français étaient disponibles pour traiter les échantillons et faire les diagnostics, mais personne n’a fait appel à eux. Vu de Guadeloupe, nous avons trouvé ça aberrant !
Pourtant, ces labos sont des structures habituées à traiter en urgence des milliers d’échantillons, notamment dans les cas de grippe aviaire, de peste porcine, etc. Mais le système est tellement cloisonné que ça n’a pas marché. Et ce n’était pas un problème de labellisation.
La Guadeloupe est donc un exemple de territoire ayant intégré son système de santé. Comment cela s’est-il mis en place ?
Je suis arrivé en Guadeloupe en 2008. J’ai constaté qu’il y avait, à cette époque, uniquement des programmations sectorielles : en végétal, il y avait tel programme sur la banane, sur l’igname, un autre sur telle maladie de l’élevage, ou telle maladie humaine. C’était une organisation par filière, chaque institut travaillant de son côté. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui en France métropolitaine.
L’exemple issu de la crise du Covid est “canonique” : tout a été dirigé par la santé humaine.
L’intégration est alors venue d’une décision politique. C’est la Région Guadeloupe qui a imposé aux gens de travailler ensemble, dans le cadre des financements européens FEDER dont les régions coordonnent la distribution. Sur les maladies infectieuses, c’est allé naturellement sur le One Health. La démarche a commencé vers 2011, mais c’est encore loin d’être optimal …
Cependant, quand tu as une impulsion politique qui met tout le monde autour de la table et permet d’optimiser la répartition financière, tu le fais … et c’est une bonne chose ! Au début, c’était surtout de la juxtaposition de projets, puis on est passé à de l’intégration d’organisation, des systèmes d’information communs … Cette dynamique nous a poussé à vouloir faire des modèles qui marchent pour tout, à travailler sur la balance sociologique, sur l’économie de la santé …
Et comment pousser le politique à prendre les devants ?
C’est par la base, selon moi. Les acteurs locaux des systèmes de soin et de la recherche doivent avoir conscience des intérêts à travailler ensemble. Et je suis convaincu que le Covid va nous apporter beaucoup : quand on voit les retards qu’on a eu pour les tests par exemple, on va comprendre qu’il faut mutualiser de façon synergique les ressources. Aussi faut-il dès à présent communiquer, sensibiliser, faire passer cette idée-là aux décideurs politiques !
Au-delà de l’intégration technique des systèmes de santé, quelles sont tes autres recommandations pour la résilience sanitaire du territoire ?
On est dans une logique de “maladies d’écosystème”. Ainsi, pour que la mutualisation synergique des ressources soit bénéfique pour l’ensemble du système, il est capital de bien le connaître, de le cartographier, d’en connaître les acteurs et de faire appel à eux. C’est ce type de réseau qui aura la capacité de traiter l’information, et d’en faire le tri.
Le Covid-19 va nous faire comprendre qu’il faut mutualiser de façon synergique les ressources.
Le reproche que j’ai à faire sur la crise Covid, c’est que le temps politique s’est calé sur le temps journalistique. C’est le boulot des journalistes de rendre compte de l’actualité quotidienne, mais le politique, lui, doit prendre de la distance par rapport à ce qu’il se passe. Et avoir une organisation One Health, systémique, permet de faire le tampon. C’est un excellent instrument de gouvernance, car il donnera aux décideurs politiques des arguments en cas d’urgence.
Même chose au niveau personnel. Mon conseil en temps de crise sanitaire : sortir la tête du guidon, prendre du recul, ne pas avoir peur de tout tout le temps, et casser ce cercle vicieux de l’instantanéité de l’information, de la réaction, de l’adaptation … ne serait-ce que pour prendre le temps d’analyser les points de vue, de comparer les infos. Même si on n’est pas expert, le temps représente une grande valeur pour mieux comprendre ce qu’il se passe.
Y a-t-il une organisation de la production animale ou végétale à privilégier ?
J’ai travaillé en phytopathologie sur tout le début de ma carrière, et je suis aujourd’hui en médecine vétérinaire. Et si tu observes certains pathogènes végétaux comme la rouille du maïs, les champignons sur le riz ou la pomme de terre, ils peuvent entraîner – indirectement – des millions de morts ! Comme avec le Phytophtora qui a exterminé les cultures de pommes de terre en Irlande, entraînant une famine majeure au XIXème siècle …
Mon conseil : ne pas avoir peur de tout tout le temps, et casser ce cercle vicieux de l’instantanéité de l’information.
Idem pour le riz en Asie du Sud-Est avec Magnaporthe grisea et Xanthomonas oryzae, ses deux pathogènes principaux. Quand ils arrivent dans une rizière, c’est 100% de perte ! Et ça génère de vraies famines. Il y a néanmoins des programmes internationaux pour contrôler cela, améliorer la résistance, organiser une lutte intégrée …
La monoculture est donc systématiquement un point de faiblesse. Cela dit, sur les territoires comme la France, on dépend peu d’une seule culture. donc je suis moins inquiet de ce point de vue. En santé végétale [ou animale], même si une maladie touche une mono-culture, on renouvellerait complètement le stock, et on pratiquerait de toute façon la politique de la terre brûlée. Ça mettrait en péril un secteur économique, le système de santé serait en tension, mais ça ne serait pas cataclysmique. La clé est de ne surtout pas dépendre d’une seule ressource.
Pour conclure, tu appelles à “faire sauter un blocage” organisationnel … et psychologique !
On parle souvent de “verrou technologique” pour faire des progrès dans la science : il faut telle puissance de calcul, tel accélérateur de particule pour aller plus loin. Au niveau de la résilience sanitaire, cela tient à un “verrou conceptuel”, qu’il faut faire sauter ! Pour comprendre qu’un écosystème mouvant, plastique et adaptable sera beaucoup plus efficace et résilient que quelque chose de rigide et cloisonné.
Pour aller plus loin : Le blog de Damien Meyer, proposant plusieurs réflexions sur l’enjeu du “One Health” |
Propos recueillis le 26 octobre 2020, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par Damien. Crédit photo de Une : Damien Meyer.