L’éviction d’Emmanuel Faber vue par les acteurs locaux

Par

Damien Caillard

Le

Comment des acteurs économiques auvergnats, concernés par les enjeux de Volvic ou par les entreprises à mission, analysent la démission forcée du PDG de Danone


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Pourquoi cet article ?

Cela faisait quelques temps que je voulais tester un nouveau format : comment des acteurs de notre territoire auvergnat analysent une actualité nationale ou internationale les concernant ?

Pour cette première, j’ai interrogé plusieurs personnalités ayant participé à des entretiens sur Tikographie et lié aux enjeux de l’eau à Volvic, de l’innovation sociale ou de la logique des entreprises à mission B Corp. Dans un temps relativement court, j’ai essayé d’obtenir des points de vue de la part d’intervenants à profils différents, pour voir si des avis convergeaient ou non.

Nous allons voir que les points de vue sur Emmanuel Faber sont assez variés, et complémentaires.

Damien

Les principaux points à retenir

  1. La majorité des personnes interrogées sont très critiques des motivations des fonds d’investissement qui ont conduit au départ d’Emmanuel Faber. Même si ces derniers ont agi suivant leur logique (du rendement financier), nombreux sont les doutes sur la cohérence future avec les engagements sociétaux de Danone.
  2. Certains généralisent même en affirmant que les grands groupes (liés au CAC40) ne peuvent “tenir” sur la durée de la transition écologique et sociale, parce que la pression du marché et du rendement financier finira toujours par les rattraper. A la différence des PME, davantage liée à la réalité des territoires.
  3. Le label B Corp, mis en avant par Danone en tant que “entreprise à mission”, est audité tous les trois ans. Ce qui est arrivé à la gouvernance risque de leur coûter des points, mais cela dépendra des actions futures de la nouvelle gouvernance – dont la mise en place est, semble-t-il, la priorité du groupe.
  4. Enfin, sur l’action d’Emmanuel Faber, les avis semblent partagés : certains louent ses convictions humanistes, son “temps d’avance”, d’autres reconnaissent ses bons résultats économiques – en termes de C.A. ou d’image notamment. A l’inverse, des acteurs locaux critiquent le double langage qu’il a tenu concernant son engagement environnemental, autour de Volvic en particulier.

Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?

Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !

Eric Borias : “Les fonds d’investissement ne sont que sur la performance financière”

Eric est associé-fondateur du cabinet de conseil en gestion patrimoniale Axyne Finance

Emmanuel Faber avait développé chez Danone ses convictions humanistes. Il a privilégié les performances extra-financières dans ce sens. Il est aussi très proche de Pascal Lamy, l’ancien patron de l’OMC [Organisation Mondiale du Commerce]. Ce dernier était, au sein de Danone, à la tête du Comité de Mission de Danone. On voit que l’objectif était d’orienter Danone vers une société respectant les critères ESG.

Les deux fonds activistes l’ont débarqué : un fonds londonien, Bluebell Capital Partners, et un fonds américain, Artisan Partners, qui ont fait pression sur le Conseil d’Administration pour évincer Emmanuel Faber. Selon eux, il n’a pas été à la hauteur des performances de Danone au regard de concurrents comme Nestlé ou Unilever.

Quand ces fonds investissent, c’est pour générer du rendement, rien de plus.

Or, ces fonds ne sont que sur la performance financière : ils parlent taux de rendement et effet de levier, dans une logique concurrentielle. Quand ces fonds investissent, c’est pour générer du rendement, rien de plus.

Cela nous rappelle que toutes les grandes entreprises cotées sont dépendantes des actionnaires majoritaires. Si ces derniers cherchent la performance – ce qui est souvent le cas – les dirigeants des entreprises sensibles à l’ESG auront du mal à pousser leurs idées. En même temps, ces sociétés sont sous pression pour respecter le social et l’environnement. Ce “paradoxe” peut les pousser à faire du greenwashing, notamment dans leur communication ou la mise en place de fondations. La balance va parfois du côté ESG, parfois du côté business as usual, comme avec l’éviction d’Emmanuel Faber.

Lire l’entretien : quelques pistes dans le maquis de l’investissement socialement responsable, avec Eric Borias

Nicolas Duracka :  “Il n’y a rien à attendre des entreprises du CAC40 dans la transition écologique et sociale”

Nicolas est directeur du CISCA, le Centre de R&D en Innovation Sociale Clermont Auvergne

J’avais interagi avec Emmanuel Faber quand je travaillais à l’institut Godin, en 2017-2018. Il était proche de nos dynamiques de recherche et s’intéressait aux questions d’innovation sociale. Rachid Cherfaoui, président de l’institut Godin, le connaissait bien également.

Personnellement, son départ me rend triste. Emmanuel Faber est un type bien, j’ai apprécié nos échanges, il m’a toujours assez bluffé par rapport aux années d’avances vis-à-vis de ses collègues PDG. Il ne méritait pas ça.

A mon avis, il était lucide sur les risques qu’il pouvait prendre en tant que dirigeant, à être aussi proactif sur la question RSE. Il était en raccord avec ces enjeux contemporains, mais en décalage avec les contraintes du marché. Il a fait face à deux fonds de pension américains, actionnaires, très violents dans leur manière de s’emparer des contraintes des marchés et d’en faire une loi indépassable. Cela dit, on ne peut pas s’étonner qu’ils soient dans cette logique et cette quête sans fin d’un bénéfice toujours plus important … C’est presque curieux que Emmanuel Faber ait pu aller aussi loin.

Emmanuel Faber m’a toujours bluffé par rapport aux années d’avances qu’il avait vis-à-vis de ses collègues PDG.

Cela montre que les enjeux sociaux et environnementaux sont en inadéquation complète avec la logique marchande. Et qu’il n’y a rien à attendre des entreprises du CAC40, car elles n’auront rien à apporter dans la transition écologique et sociale. Ce n’est pas conciliable. Et le fait que le système – et les pouvoirs publics – laissent faire cette financiarisation à outrance, est inacceptable.

Cependant, quand on quitte la sphère des structures côtées, l’approche des PME et des petites entreprises est très différente : elles sont inscrites dans une logique territoriale, de réseau. Leur contrainte marchande est très forte, mais elles jouent en parallèle dans des liens de confiance, de mutualisation, de proximité avec les collaborateurs et les consommateurs. C’est une inscription dans une logique sociale très prégnante, que n’ont pas les grands groupes. Et elles peuvent ainsi s’emparer des enjeux sociaux, assurer une fonction de cohésion et d’insertion, et sont aujourd’hui les plus actives face aux enjeux environnementaux.

Lire l’entretien avec Nicolas Duracka : “On est obligé de changer de logiciel, et ce n’est pas facile !”

Vincent André : “C’est dommage pour l’image des entreprises françaises à l’international”

Vincent est co-fondateur de Picture Organic Clothing

Si on met quelques mots sur la tête d’Emmanuel Faber, assez charismatique, ce serait l’engagement, la justice sociale, le fait d’être droit dans ses bottes : il a multiplié le CA par 2, a apporté un gros focus sur l’export, a obtenu un label BeCorp … Et, comme d’habitude, tu as un fonds d’investissement qui débarque et qui met des bâtons dans les roues.

Du coup, il est licencié sur fondement de mauvaise performance boursière, alors que c’est fondamentalement injuste. Ça me fait penser à ce que disait Dupontel aux César : “arrêtons de vouloir être toujours les champions, les meilleurs en tout. L’intelligence se fout de la compétition !”

Ce qu’il y a de bien, c’est qu’une boîte plus petite aura peut-être la chance d’avoir un mec comme lui.

Le message à retirer, c’est que ces fonds d’investissement ne sont pas là QUE pour faire “bien”, mais aussi, peut-être, pour faire “plus”. Ce qui est sûr, c’est qu’au niveau de Picture, ce ne sera que des sleeping partners. A chaque fois que l’inverse s’est produit [dans d’autres entreprises], ça a merdé ! Car on a l’impression qu’ils veulent essorer les entreprises puis aller chercher une nouvelle cible.

Pour le label B Corp [que possédait Danone], tu dois avoir des “points de base” pour l’obtenir, puis tu es audité tous les 3 ans. Tu peux donc perdre le label ! J’espère pour Danone qu’ils vont compenser sur les produits, parce que du côté de la gouvernance, ils en perdront, des points. Mais peut-être que les futurs DG s’en foutent …

Finalement, ce qu’il y a de bien, c’est qu’une boîte plus petite aura peut-être la chance d’avoir un mec comme lui. Mais c’est dommage pour l’image des entreprises françaises à l’international.

Voir le Grand Format : “un nouveau siège nature pour Picture”

Marie Forêt : “Que va devenir l’entreprise à mission et la stratégie ?”

Marie Forêt est consultante indépendante en RSE et en stratégie d’entreprise

Le renvoi du PDG de Danone pose la question de la stratégie des entreprises. Est-ce que les entreprises répondent à la demande des actionnaires à court terme ou s’inscrivent-t-elles dans des temps plus longs ?

Il faut maintenant observer si la stratégie qu’Emmanuel Faber avait initiée “Local first” est poursuivie.

Emmanuel Faber avait refusé sa retraite chapeau en 2019, au contraire de ses homologues du CAC40. Par ses décisions, il a voulu remettre en cause les profits immédiats redistribués aux actionnaires au profit de stratégies durables indispensables à la pérennité des entreprises (même si son management semblait décrié en interne – je ne me suis pas assez documentée là-dessus). Il l’a également réalisé en faisant de Danone la première entreprise à mission du CAC40.

Il faut maintenant observer si la stratégie qu’Emmanuel Faber avait initiée “Local first” est poursuivie. Que va devenir l’entreprise à mission et la stratégie ?  Ou bien est-ce que les performances du groupe depuis plusieurs années sont jugées insuffisantes, renvoyant à la compatibilité entre engagements sociétaux et performance financière  ?

Lire l’entretien : “valoriser tout le patrimoine forestier, selon Marie Forêt”

Jacky Massy: “Les fonctions de PDG doivent se “verdir”, c’est la tendance actuelle.”

Jacky est co-fondateur de l’association de défense de l’environnement Preva

On ne fait jamais de procès sur la personne. Mais la fonction qu’il occupait était entièrement orientée vers les résultats financiers, et on voit que ce sont des investisseurs qui l’ont débouté.

Ces fonctions de PDG doivent se “verdir”, c’est la tendance actuelle. Mais ça ne change rien aux fondements, et hélas les gouvernements semblent inféodés à ces logiques. J’ai peur que le nouveau PDG, issu de Legrand, n’y change rien.

Emmanuel Faber (…) ne se préoccupait pas de l’écocide en aval entretenu par les prélèvements [de Volvic]

Emmanuel Faber avait fait des interventions relatives à Volvic, disant qu’il se préoccupait de l’écosystème local – ce qui est faux, il est intéressé uniquement par les aquifères. Il ne se préoccupe pas de l’écocide en aval entretenu par les prélèvements, ce qui génère un effondrement progressif des écosystèmes alentours. 

Nous sommes d’ailleurs en lien avec des associations à Vittel et Lunenbourg (usine Coca-Cola), et on constate la même chose, le même type de communication … et de conséquences sur l’environnement.

Groupe Danone : “Accélérer nos efforts pour créer de la valeur pour toutes nos parties prenantes.”

Propos de Gilles Schnepp, président du Conseil d’Administration du groupe Danone, extraits du communiqué de presse officiel faisant suite au départ d’Emmanuel Faber

C’est un honneur d’être nommé Président du Conseil d’administration de Danone à ce moment important pour l’entreprise. J’ai une grande admiration pour l’histoire de Danone et sa contribution à la société à travers son positionnement santé et son engagement en faveur du développement durable.

J’ai une grande admiration pour l’histoire de Danone et sa contribution à la société.

La priorité du Conseil est désormais de conduire la transition de Danone vers une gouvernance renforcée. Cela passe par une accélération du processus de recrutement d’un nouveau Directeur Général, tandis que Véronique et Shane assureront la direction de l’entreprise pendant la période de transition.

Je serai heureux de travailler avec le Conseil pour appuyer ces derniers dans leur rôle, ainsi que l’ensemble de l’équipe de direction dans l’accélération de nos efforts pour créer de la valeur pour toutes nos parties prenantes.

Note de l’auteur de l’article : je n’ai pas eu de retour direct de Volvic, seulement les éléments contenus dans le communiqué de presse lié ci-dessus.

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Propos recueillis les 16 et 17 février 2021, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par les différents intervenants (hormis communiqué de presse de Danone). Crédit photo de Une : Semaine Sociale de France (Wikimedia Commons, CC BY SA 3.0)