A la fois économiste de portée internationale et militant alter-mondialiste, Riccardo Petrella axe son discours autour des “biens communs”, dénonçant leur appropriation actuelle.
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Pourquoi cet article ?
J’ai pu rencontrer Riccardo par l’entremise de Jean-Pierre Wauquier, président de l’association H2O Sans Frontières. Jean-Pierre m’avait convié à visiter le site des “Cours d’Eau H2O“, sis cette année à la salle polyvalente de Cournon, et dont j’ai tiré un petit reportage photo. En marge de cet événement, Riccardo était présent – il intervenait le soir même dans une table ronde – et il a pu m’accorder un peu de temps pour plaider la cause des biens communs.
J’en profite pour vous souhaiter de très bonnes fêtes de fin d’année et vous dire que l’on se retrouve à partir du 3 janvier (petite relâche pour la semaine du Nouvel An). A l’année prochaine !!
Damien
Les principaux points à retenir
- Selon Riccardo Petrella, les “biens communs” sont des biens matériels, immatériels ou même “serviciels” qui sont nécessaires à la vie, et qui sont utilisés dans ce but. Par conséquent, ils doivent appartenir à tous, de façon commune. Chaque habitant de la Terre ne peut en être privé d’accès pour quelque motif que ce soit.
- Ainsi, les biens communs nous forcent à redéfinir la notion de propriété. Que ce soit pour l’eau, l’air, l’éducation, la santé, cela n’implique pour autant pas une absence de coûts, mais plutôt leur prise en charge par la collectivité via une imposition juste et redistributive.
- Riccardo insiste sur deux biens communs : l’eau, qui fait l’objet d’une appropriation par plusieurs grandes entreprises notamment françaises comme Véolia, et la connaissance, dont l’accès à tous est menacé par la brevetabilité du vivant en cours dans l’industrie semencière. Heureusement, il constate – pour l’eau – que des collectivités locales remettent en place des systèmes de régie publique.
- L’analyse politico-économique de Riccardo sur les fondements des biens communs se base principalement sur le développement des inégalités et de la pauvreté depuis la Seconde Guerre Mondiale (et surtout depuis les années 1970). Il insiste sur le fait que la pauvreté n’est pas “naturelle”, qu’elle est la conséquence d’un processus sociétal, d’une logique de domination – économique, culturelle … – et d’une volonté de tout s’accaparer, par principe.
- Riccardo agit pour préserver les biens communs, principalement par les Universités des Biens Communs qu’il contribue à monter partout dans le monde. Elles permettent, à travers des conférences et des débats, de sensibiliser à ce sujet et de mettre en avant des actions locales ou globales. Riccardo a aussi créé l’Agora des Habitants de la Terre, une ONG internationale pensée pour relier les besoins et les identités des citoyens dans différents pays.
- Enfin, il recommande à chacun de s’engager dans une forme d’action politique pour préserver l’accessibilité des droits communs. Selon lui, il faut lutter pour que le droit garantisse cet accès et empêche l’action prédatrice de certaines firmes – il cite l’exemple de la pharmaceutique. A titre individuel, l’engagement peut passer par du lobbying, des choix électoraux, des manifestations. Sachant que les collectivités locales ont des leviers d’action, comme dans le cas des régies publiques
L’intervenant : Riccardo Petrella
Economiste, politologue, conférencier ; militant alter-mondialiste ; homme politique
Italien vivant à Bruxelles depuis 1975, né en 1941, Riccardo Petrella se définit comme chercheur, académique, “engagé pour transformer le monde”. Issu d’un petit village de Calabre, il fait ses études à Florence où il acquiert un doctorat en sciences politiques et sociales. Il y découvre la “perception de l’inégalité dans le monde“, et s’attache désormais à la comprendre et, dans la mesure du possible, à la résoudre.
Il s’installe en 1975 en Belgique, et devient enseignant à l’Université de Louvain – une très vieille université fondée en 1492 – où il se consacre aux problématiques économiques. Spécialisé dans les sujets liés à la mondialisation, il déploie son action par des conférences (notamment consacrées au sujet de l’eau), mais aussi par la création de groupes de travail internationaux comme le groupe de Lisbonne, qu’il fonde en 1991 pour promouvoir des analyses critiques de la mondialisation.
Docteur honoris causa dans de nombreuses universités européennes et américaines, enseignant-chercheur auprès de plusieurs d’entre elles, fondateur ou associé de nombreuses ONG dont l’Agora des Habitants de la Terre, Riccardo Petrella concentre son action militante sur les sujets de l’eau, en fondant en 1997 le Comité international pour un contrat mondial de l’eau suite à son “Manifeste de l’eau“.
Il s’engage aussi politiquement, soutenant des manifestations contre la privatisation des biens communs, et se présentant sur des listes européennes alter-mondialistes. Plus globalement, il promeut et défend l’ensemble des “biens communs” à travers ses prises de parole et la fondation de plusieurs “Universités du Bien Commun” en Europe, en Amérique Latine et en Afrique.
Contacter Riccardo par courrier électronique : petrella.riccardo [chez] gmail.com |
Crédit photo : Riccardo Petrella
Accès direct aux questions
- On parle beaucoup de “biens communs” dans le cadre de la transition écologique. Pouvez-vous nous en donner votre définition ?
- Les biens communs sont-ils des “objets” matériels ?
- Quelle devrait être notre approche par rapport aux biens communs ?
- Mais entre le système idéal et la réalité …
- Vous faites référence aussi à d’autres biens communs comme ceux relatifs à l’éducation.
- Quelles relations existe-t-il entre biens communs, appauvrissement et inégalités ?
- En tant qu’économiste, vous avez étudié les facteurs d’appauvrissement. Qu’en avez-vous conclu ?
- Quelle est votre action pour sensibiliser aux enjeux des biens communs ?
- Au-delà des Universités du Bien Commun, quelles sont vos recommandations générales pour défendre les biens communs ?
- Justement, vous avez réuni des habitants de nombreux pays autour des biens communs avec l’Agora des Habitants de la Terre. Comment le concept est-il perçu hors d’Europe ?
- Retour en France : au niveau des collectivités locales, que peut-on faire ?
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
On parle beaucoup de “biens communs” dans le cadre de la transition écologique. Pouvez-vous nous en donner votre définition ?
Un “bien commun”, c’est un bien essentiel à la vie. De ce fait, il doit appartenir à tous, et de façon commune.
Cette notion d’appartenance est importante dans le sens où elle va au-delà de celle de la propriété et de l’appropriation individuelles. La vie nous appartient comme nous appartenons à la vie … mais nous ne nous pouvons pas nous l’approprier ! Cela implique donc une relation différente de la simple “propriété privée” entre nous et les biens communs.
Les biens communs sont-ils des “objets” matériels ?
Pas forcément. On peut citer l’eau, l’air, la connaissance, l’éducation, la santé … on voit que ce sont parfois des produits, plus ou moins palpables, parfois des “services”.
Un bien commun doit appartenir à tous, et de façon commune.
Cela me permet d’insister sur un deuxième point capital : il faut considérer à la fois l’objet et la fonctionnalité. Exemple pour l’eau : l’objet “eau” est nécessaire à la vie, par exemple, pour la fonction “irrigation alimentaire” … mais pas pour irriguer les champs dans le but de produire des agrocarburants.
Dans ce dernier cas, il s’agit d’une distorsion de la fonction de l’eau. La manière dont se réalise la fonction du bien est donc de grande importance pour définir un « bien commun » .
Quelle devrait être notre approche par rapport aux biens communs ?
Il me semble que, avant tout, personne ne peut être interdit d’accès à ces biens, que ce soit de par sa couleur de la peau, son genre, sa religion, son niveau de revenu, son statut social. L’essentialité à la vie impose un lien étroit, indissociable, entre les “droits à la vie” et les biens communs, notamment les biens communs publics mondiaux.
Personne ne peut être interdit d’accès aux biens communs.
Certes, ”accessibilité pour tous” ne signifie pas “absence de coûts”. Seulement, ceux-ci doivent être pris en charge par la collectivité, car cette dernière a l’obligation de créer les infrastructures et les services publics essentiels pour la vie commune !
Comment faire ? En utilisant le levier d’une fiscalité juste, progressive et redistributive. Je me rends compte que parler de fiscalité alors que quasi tout le monde prêche la réduction des taxes – notamment directes sur les revenus, c’est aller à contre-courant. Les dominants diront que c’est irréaliste, inutile, inacceptable….
Mais entre le système idéal et la réalité …
En effet, dans la réalité, on a assisté partout à une appropriation privée à but lucratif des biens communs et des services liés, au nom de la rentabilité, de la compétitivité, de la croissance économique et des impératifs financiers. La plupart des services jadis publics sont devenus des SIEG (Services d’Intérêt Economique Général).
L’eau a été réduite à un bien de consommation et de production.
Suivant notre exemple, l’eau a été réduite à un bien de consommation et de production. Il en a été de même des autres biens communs essentiels à la vie : les semences, la santé et les médicaments, l’éducation et le savoir … Tu payes ta consommation de ces biens en fonction de leur utilité marchande et de leur rentabilité. Le prix est alors fixé par le marché, et non par la valeur intrinsèque du bien commun.
Au mieux, le système a instauré des “tarifs sociaux” comme sur l’eau, les médicaments, le logement, l’éducation … Dans ce cas, on n’est plus dans le domaine des droits mais de l’assistance sociale, de la charité en faveur des groupes sociaux avec un bas pouvoir d’achat.
Heureusement, on constate un certain léger retour des collectivités locales sur ces principes en faveur de régies publiques, ou de systèmes plus coopératifs et de gestion en commun.
Vous faites référence aussi à d’autres biens communs comme ceux relatifs à l’éducation.
Oui, j’insiste beaucoup, en particulier, sur le rôle de la connaissance comme bien commun public mondial. Pour moi, la connaissance, c’est quelque part la conscience, l’esprit de la vie. Connaître, se connaître, (re)connaître, c’est vivre.
Or, là aussi, on a privatisé ce “bien”. On a réduit la connaissance à des savoirs , des compétences scientifiques et technologiques, que l’on peut acheter ou vendre. C’est l’exemple des brevets sur les semences, sur les organismes vivants, sur l’intelligence artificielle. Ainsi, l’industrie semencière est devenue la vraie propriétaire de la vie en agriculture : beaucoup de paysans ne sont plus maîtres de ce qu’ils sèment, et doivent racheter chaque année des autorisations de planter !
Finalement, à la base de la toute-puissance de nombreuses grandes entreprises (pharmaceutique, numérique, fonds d’investissement …), il y a la connaissance et son appropriation privée.
Quelles relations existe-t-il entre biens communs, appauvrissement et inégalités ?
Les racines de ces relations viennent de la révolution industrielle, mais elles se sont concrétisées après la seconde Guerre Mondiale : la mise en place de “l’Etat providence” dans de nombreux pays occidentaux a permis d’y diminuer certaines inégalités et d’en réduire le taux de croissance entre les pays riches et les ex-colonies. Tout en promouvant le développement socio-économique de nos populations.
La pauvreté est générée par les sociétés injustes.
A partir des années 1975, cette dynamique s’est détériorée : la marchandisation et la privatisation des biens communs a favorisé le retour aux inégalités et à fait exploser les facteurs d’appauvrissement à l’échelle mondiale. Les inégalités sont aussi remonté en flèche aussi des pays « riches » car devenus plus injustes et prédateurs.
Je le vois comme une confirmation, si besoin en était, que les inégalités et la pauvreté ne sont pas des phénomènes naturels, inévitables, mais bien le résultat de processus historiques sociétaux. En d’autres termes, la pauvreté est générée par les sociétés injustes, fondées sur les logiques de puissance et de domination, niant le principe de l’égalité de tous par rapport aux droits à la vie. J’insiste : la pauvreté n’existe pas en tant que telle ! On ne naît pas pauvre, on le devient. Il faut plutôt parler d’appauvrissement.
En tant qu’économiste, vous avez étudié les facteurs d’appauvrissement. Qu’en avez-vous conclu ?
J’y vois deux facteurs principaux qui peuvent déclencher ou accélérer les processus d’appauvrissement.
D’une part, la “manière de voir l’autre”, ce qui revient à la façon dont s’exerce le pouvoir de domination – physique, culturel, politique. Les dominants actuels ne croient pas que les êtres humains sont égaux en dignité et en droits. Ils acceptent et prêchent la domination des uns sur les autres, qui génère les exclusions et provoque l’appauvrissement. Dominer, c’est estimer que l’autre est inférieur …
Selon cette approche, dite théologie des intérêts, les principaux créateurs de la richesse sont les investisseurs privés, détenteurs des capitaux. Par conséquent, la part la plus importante dans la redistribution de la richesse doit aller au capital avant les autres facteurs de production (le travail, l’Etat …).
D’où le fait que, depuis une quarantaine d’années, la part dédiée au revenu du capital a augmenté, alors que celle allant au revenu du travail et à l’Etat (donc aux biens et aux services communs) a beaucoup diminué … générant ainsi les inégalités.
D’autre part, il y a la théologie de la propriété privée qui justifie le principe de l’accaparement de toutes les richesses matérielles sous propriété privée. Je ne suis pas contre le principe de l’appropriation – pour des souliers ou des cravates, ça ne me dérange pas. Mais pour des res publica comme l’eau, la santé, la connaissance, c’est non !
Quelle est votre action pour sensibiliser aux enjeux des biens communs ?
Depuis quinze ans, je m’efforce de créer des “Universités du Bien Commun”, un peu partout dans le monde. Mon but, via ces dispositifs, est – en organisant des débats – d’éduquer le grand public à ces problématiques, de provoquer une prise de conscience. Car on ne se rend pas facilement compte de ce qui arrive aux biens communs quand on est immergé dans la culture dominante.
J’ai ainsi pu lancer ces universités à Anvers, à Vérone, à Buenos Aires, à Paris … avec un succès variable : ces structures sont petites, auto-gérées, et auto-financées . Ce n’est donc pas un exercice facile. Heureusement, on a touché des milliers de personnes, principalement avec un profil universitaire.
Au-delà des Universités du Bien Commun, quelles sont vos recommandations générales pour défendre les biens communs ?
Il faut une action politique ! Principalement, la modification de la législation existante qui facilite la prise de contrôle du vivant. Prenons l’exemple de la santé : les vrais décideurs en la matière sont les grandes multinationales occidentales, qui détiennent les brevets, notamment sur les vaccins. Elles en fixent les prix et engendrent, avec la complicité des Etats, des profits gigantesques (plus de 100 milliards d’euros dans le cas de la pandémie Covid-19).
Je suis aussi favorable à une action politique plus directe, par les élections bien sûr, mais aussi par du lobbying et des manifestations. Le 7 décembre dernier, par exemple, ont eu lieu à travers le monde des manifestations contre l’entrée en bourse de l’eau. Elles ont été promues par l’Agora des habitants de la Terre, une petite ONG que j’ai fondée en 2018 avec des dizaines d’autres amis de divers pays en Europe, en Amérique latine, en Afrique.
Justement, vous avez réuni des habitants de nombreux pays autour des biens communs avec l’Agora des Habitants de la Terre. Comment le concept est-il perçu hors d’Europe ?
Même s’ils n’utilisent pas les mêmes mots exactement, on retrouve le concept de “terre-mère”. En Amérique Latine et en Afrique, les gens se battent avec bien plus de conviction que chez nous. Car les biens communs sont liés à la nature, et l’approche naturaliste est souvent plus présente dans ces sociétés.
En Occident, nous avons plus une approche industrielle des choses : il me semble que nous avons l’impression d’avoir “artificialisé” la vie. Or, sur les autres continents, les gens n’ont pas ce sentiment. Et ce n’est pas par hasard que ce sont les indigènes de la Nouvelle-Zélande, de la Colombie ou de l’Inde qui ont poussé à attribuer une personnalité juridique aux objets naturels : les lacs, les fleuves … ça n’a pas de sens pour nous, de prime abord !
Retour en France : au niveau des collectivités locales, que peut-on faire ?
Ces collectivités doivent abandonner le plus rapidement possible toute privatisation de biens communs locaux essentiels pour la vie. Mais aussi se battre contre la concentration de leur gestion par une poignée de grandes entreprises étroitement dépendantes des logiques financières mondiales imposées par les marchés spéculatifs.
Sur l’eau, un de mes chevaux de bataille, je pense bien sûr à Veolia, qui a récemment absorbé Suez. Cette entreprise est devenue le plus grand acteur mondial dans le domaine des biens et des services « locaux » essentiels à la vie …
Pour comprendre (liens complémentaires proposés par Riccardo) : le dernier rapport World Inequality Report 2022, sur les inégalités au niveau mondial ; ainsi que la pensée et les écrits de Valérie Cabanes sur la personnalité juridique de la nature Pour agir : s’engager dans l’Agora des Habitants de la Terre et demander sa “carte d’identité mondiale” |
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
Propos recueillis le 8 octobre 2021, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigé par Riccardo. Merci à Jean-Pierre Wauquier et à Yovan Gilles. Crédit photo de Une : éditeur