Comment embarquer la population de manière collective, motivante et décalée ? Grâce au travail sur le narratif et les imaginaires, affirme Rosalie. C’est la première étape de la transition.
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Mon ressenti
Ayant suivi, et un peu participé, aux événements Effervescences – comme beaucoup de Clermontois – je connaissais Rosalie de par son engagement dans ces animations culturelles, mais aussi par sa participation à plusieurs rendez-vous de l’écosystème ESS [Economie Sociale et Solidaire] de Clermont.
Depuis, j’ai eu le plaisir de la revoir au CISCA quand elle a rejoint l’équipe de ce centre de recherche action en innovation sociale, spécialisé sur la résilience territoriale. Rosalie y travaille particulièrement sur les thématiques de l’intermédiation, de la culture et des imaginaires. En l’occurrence, elle prépare une thèse avec plusieurs PTCE [Pôles Territoriaux de Coopération Economique] auvergnats.
Sur la suggestion active mais avisée des responsables du CISCA, je vous propose cet entretien avec Rosalie : en effet, je me demandais souvent dans quelle mesure la dimension culturelle était inhérente aux logiques de transition. Eléments de réponse ci-dessous, à travers la notion d’imaginaires et de narratifs, sur laquelle Rosalie a beaucoup travaillé depuis plusieurs années.
Damien
Les principaux points à retenir
- Le “narratif” consiste à créer et surtout raconter une histoire. Provenant autant du domaine patrimonial (religion, folklore) qu’artistique (littérature, théâtre), ce principe prend tout son sens dans les projets de territoire contemporains. Selon Rosalie, c’est même le moyen d’embarquer les populations locales, d’enclencher des dynamiques, en évitant les réticences liées aux approches didactiques et trop intellectuelles.
- Pour y parvenir, la méthodologie développée par Rosalie consiste à partir des réalités de base, du quotidien de la population à engager : il faut des éléments symboliques forts, déjà partagés – par exemple, le rapport à la rivière pour un village, ou la mémoire commune. Ensuite, cette réalité doit être “augmentée” par une logique de “calques” que Rosalie superpose, en l’occurrence les contes et légendes, l’historique, les anecdotes, etc. Cela permet de faire le pas de côté nécessaire et de “diverger“. A la fin du process, le retour au réel conserve le bénéfice de l’expérience vécue.
- Si cette approche créative permet de changer la vision des habitants sur leur territoire, il est aussi un bon moyen de fédérer et de motiver. Le tout est de miser sur l’inattendu (et de l’assumer), en multipliant les connexions entre les populations et aussi avec le monde artistique qui participe à la démarche.
- En 2014, Rosalie et l’association qu’elle avait créée lancent un projet à Ebreuil pour développer l’imaginaire autour de la Sioule, la rivière qui traverse la ville. Elle fait appel à un artiste pour incarner le Grand Saumon, héros d’une histoire féérique, burlesque, qui vient rendre visite aux habitants. Ceux-ci doivent à la fois préparer sa venue par une grande fête et lui raconter leur rapport à la rivière. Un succès puisque, au-delà de l’événement, la fête populaire a perduré depuis à Ebreuil. D’autres interventions ont par la suite eu lieu en Auvergne, utilisant chaque fois un levier culturel différent et impliquant les populations dans un nouvel imaginaire.
- Mais cette approche reste peu sollicitée par les collectivités, regrette Rosalie. Question de paradigme trop “disruptif”, mais aussi de moyens financiers et de temps à consacrer. Souvent, les mairies se contentent d’événements culturels classiques qui n’ont que peu d’effet “entraînant” sur le long terme. Rosalie évoque ainsi sa mission pour la ville de Clermont, dans le cadre de Effervescences, de 2016 à 2019, qui n’a pas porté ses fruits pour cause d’approche divergente avec les élus, selon elle.
- Aujourd’hui, Rosalie travaille au sein du CISCA, le centre de recherche action en innovation sociale de Clermont. Elle y prépare une thèse sur l’intermédiation, en lien avec plusieurs PTCE [Pôles Territoriaux de Coopération Economique] auvergnats. Elle réfléchit également à des formats d’accompagnement d’acteurs locaux sur les imaginaires, plus condensés mais “déclencheurs” selon ses propres termes. La clé restant de documenter l’ensemble de la production sur la durée, et pas uniquement l’événement final.
L’intervenante : Rosalie Lakatos
Chargée d’étude en Urbanisme culturel à l’Agence d’Urbanisme Clermont Massif Central
Née à Riom, Rosalie a suivi ses études dans plusieurs villes françaises, de Tours à Lille en passant par Paris. Sa formation principale est double : maîtrise d’aménagement du territoire, puis DESS management de projet culturel européen, obtenu en 2002. Son premier emploi est donc, logiquement, à Lille en 2004, sur le projet de Capitale européenne de la culture. Ce type de projet “font un mélange permanent entre des projets urbains concrets et un travail sur un imaginaire très fort.” résume-t-elle. “Ce qui embarque toute une population”
Forte de ce travail sur les imaginaires, elle créée l’association les Navigateurs en 2004. De retour en Auvergne, son premier projet consiste à accompagner sa ville natale, Ebreuil, dans un travail sur la symbolique de la Sioule pour les habitants. Par la suite, Rosalie et les Navigateurs réalisent plusieurs autres projets narratifs dans la région, notamment à Veyre-Monton. Mais la plupart des collectivités sont réticentes à s’engager dans de telles démarches qui ne correspondent pas à leur approche culturelle et qui représentent du temps et des moyens qu’elles n’ont pas facilement.
Rosalie rejoint donc la Ville de Clermont-Ferrand en 2016 en tant que chargée de mission culturelle Effervescences, dans le cadre du projet de Clermont Capitale Européenne de la Culture 2028. Elle y organise plusieurs événements festifs, décalés, en mettant en avant le travail narratif et d’interconnexion des publics (notamment avec les artistes). Là aussi, après trois années, l’approche n’est pas partagée par les élus et l’expérience Effervescences prend fin en 2019.
Après un court temps de travail en prestation, Rosalie se rapproche du CISCA en 2021, dans le but de mener une thèse sur l’intermédiation. Son titre : “activer les coopérations par une ingénierie des dispositifs communicationnels“. La thèse doit démarrer à la rentrée 2022, après que Rosalie a rejoint officiellement l’équipe en début d’année. Elle sera menée en collaboration avec plusieurs PTCE [Pôles Territoriaux de Coopération Economique] auvergnats, à Vichy, Billom et Clermont.
A l’automne 2022, Rosalie rejoint l’agence d’urbanisme Clermont Massif Central en tant que chargée d’étude en Urbanisme culturel.
Contacter Rosalie par e-mail : rlakatos [chez] aucm.fr |
Crédit photo : Rosalie Lakatos (DR)
La structure : CISCA
Centre de recherche, de développement et de transfert en innovations sociales, principalement dédié aux questions de résilience territoriale sur le Puy-de-Dôme
Créé à l’interface des collectivités territoriales, des acteurs socio-économiques du territoire clermontois élargi, et de la recherche académique, le CISCA se consacre à la question de la transformation sociale et sociétale. Son but : “construire des interfaces” entre les acteurs du territoire, notamment en jouant un rôle de “traducteur” permettant l’élaboration de stratégies communes.
Son mode d’action consiste à accompagner les acteurs territoriaux par le transfert de connaissances ou de compétences (en somme de l’existant à déployer) et/ou de la recherche et le développement (autrement dit de la production de connaissances et d’outils d’ingénieries appliqués).
Depuis 2019, à l’initiative notamment de Clermont Métropole, le CISCA déploye progressivement un dispositif de construction de la résilience territoriale. L’objectif est d’accompagner, par le Programme de R&D Transitions et Résiliences (de 3 ans) les collectivités et EPCI du territoire à faire dialoguer acteurs publics et privés (dont les entreprises) dans une logique de prise en compte de l’urgence environnementale et de définition d’une stratégie pragmatique et collective de résilience.
Ce programme de trois ans est précédé d’un “pré-programme” de 6 à 9 mois conçu pour introduire le sujet de la résilience auprès des acteurs des collectivités concernées – élus et techniciens en priorité.
En février 2022, le CISCA comporte six salariés pour un budget de fonctionnement de 300 000 €, principalement assuré par les cotisations des adhérents. Son C.A. est structuré notamment autour de trois co-présidents : Mathias Bernard (UCA) qui représente les acteurs de la recherche, Marion Canalès (Clermont Métropole) pour les collectivités et Jean-Luc Berlot (Sens9) pour les acteurs socio-économiques. Il compte 23 adhérents, 10 thèses en cours et 30 projets de recherche-action.
Accès direct aux questions
- Dans quelle mesure le fait de “raconter des histoires” favorise-t-il l’action collective ?
- Comment expliques-tu l’apport de l’imaginaire?
- Et quelle est ta méthodologie pour y parvenir ?
- Y a-t-il une thématique fédératrice dans notre environnement direct ?
- Tu évoques également la facilité de connecter les individus par les imaginaires …
- Qu’est-ce qui t’a motivé à t’orienter sur cette approche ?
- Peux-tu nous parler du projet narratif qui t’a le plus marqué ?
- Comment la dynamique narrative a pu s’enclencher sur une base si burlesque ?
- Quel est le livrable de ce genre d’initiative ?
- Ton association a-t-elle pu développer d’autres projets de narratif ?
- Les acteurs des territoires sont-ils ouverts à ce genre de pratiques ?
- Comment faire pour convaincre les acteurs publics, dans ce cas ?
- Tu as rejoint le CISCA en 2022. Dans quel but ?
- Comment se présente la thèse que tu prépares ?
- Penses-tu au final que le narratif est le moyen de préparer la transition écologique ?
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
Dans quelle mesure le fait de “raconter des histoires” favorise-t-il l’action collective ?
Je pense que c’est un élément moteur dans tout projet de territoire. Il y a plein de manières de “raconter une histoire”, mais le mode artistique – littérature, spectacle … – permet d’enclencher des dynamiques de façon privilégiée.
A l’inverse, on se rend souvent compte que l’approche “sérieuse”, les injonctions à travailler ensemble, ne fonctionnent pas bien. Le projet culturel basé sur les imaginaires peut embarquer autrement.
Comment expliques-tu l’apport de l’imaginaire?
Parce qu’il permet de se dégager des réalités de base, de partir sur de la fiction. On s’échappe du quotidien ! Et on le fait à travers le langage, l’art, la création, l’émotion et la sensation. C’est vraiment différent des logiques didactiques et explicatives : on mise sur le cœur plus que sur la tête. Forcément, les effets sont différents.
Et quelle est ta méthodologie pour y parvenir ?
J’aime transcender les lieux et les idées à partir d’éléments simples pris dans l’environnement direct. Attention : par “environnement”, j’entends le monde qui nous entoure au quotidien – notre village ou notre ville, nos paysages, notre histoire locale. Mais il est nécessaire de prendre des éléments symboliques forts, qui sont partagés par la population.
En même temps, il faut “augmenter” cette réalité. Sinon elle est trop sèche, pas facile à appréhender et à travailler. Je le fais par une logique de calques qui se superposent sur le vécu. Quand tu ajoutes les couches de l’historique, des contes et légendes, des anecdotes vécues, le monde qui t’entoure apparaît différemment.
Il est nécessaire de prendre des éléments symboliques forts, qui sont partagés par la population.
Donc, pour résumer, on applique le principe de la créativité : divergence à partir d’éléments du quotidien. Ca peut aller très loin … et, à la fin, on revient sur le réel. Sauf qu’entre-temps, on aura inventé autre chose. Les détours entre les calques de réalité augmentée permettent de voyager dans des dimensions multiples.
J’ajouterais que ça permet de faire un pas de côté. Les gens qui ont participé à ce processus voient les choses autrement, et envisagent de façon différente leur place dans le territoire.
Y a-t-il une thématique fédératrice dans notre environnement direct ?
J’aime beaucoup la dimension symbolique de l’eau : on peut la lire à travers l’histoire, l’agriculture et les paysages, mais aussi la religion, ou le rapport à la vie. On a tous une relation à l’eau ! C’est donc un bon point de départ pour une construction narrative commune.
Les gens qui ont participé à ce processus envisagent de façon différente leur place dans le territoire.
Par exemple, pendant que je travaillais à Effervescences [avant 2019 à Clermont, dans le cadre de la candidature Capitale Européenne de la Culture], j’avais proposé de mobiliser des communes autour de notre rapport aux rivières locales. C’était une autre manière d’aborder notre façon de vivre et d’exister ensemble dans la Métropole.
Tu évoques également la facilité de connecter les individus par les imaginaires …
Durant mes trois années à Effervescences [de 2016 à 2019], je souhaitais m’appuyer sur les propositions artistiques pour “câbler” la ville et relier les gens. Je disais souvent qu’il fallait “frotter” – dans le sens de mettre en contact, de créer des étincelles ; créer la rencontre entre populations spécifiques et artistes, pour provoquer de l’inattendu et susciter des connexions nouvelles.
Autour de l’imaginaire artistique de Carabosse, nous avons réuni lycéens en chaudronnerie, voisins du Parc Montjuzet ou encore l’Institut des Jeunes Sourds des Gravouses : ces gens ont chacun une approche très différente du monde qui nous entoure, forcément. Les connaître, créer avec eux revient à bousculer nos manières de fonctionner. Idem pour les associations de quartier …
Créer la rencontre entre populations spécifiques et artistes, pour provoquer de l’inattendu et susciter des connexions nouvelles.
Au fond, dans un projet artistique, tout est prétexte à mettre les gens ensemble, développer d’autres liens et scénariser différemment la vie locale. Les démarches misant sur l’incertitude sont souvent les plus riches, à condition de les accepter.
Vidéo souvenir des journées Effervescences des 6, 7 et 8 octobre 2017 / Crédit vidéo : ville de Clermont-Ferrand (DR)
Qu’est-ce qui t’a motivé à t’orienter sur cette approche ?
Dans les années 2000, on était encore majoritairement sur une forme de consommation culturelle, pour tous les projets “classiques” [concerts, spectacles, littérature …] : une logique de production/consommation, qui avait au final un faible impact sur le long terme.
Ayant été formée à la fois sur l’aménagement du territoire et sur les projets culturels, je souhaitais sortir de cette dichotomie. Créer des aventures culturelles, pour que la matière artistique s’inscrive dans une construction sociétale et collective, avec du décalage et des imprévus. Et, au final, une puissance bien supérieure qu’en assistant à un spectacle unique avant de rentrer chez soi.
Peux-tu nous parler du projet narratif qui t’a le plus marqué ?
En 2011, j’ai créé une association, les Navigateurs, dédiée à ce type de projets. Mon premier sujet était la Sioule, au bord de laquelle j’ai grandi [vers Ebreuil]. L’enjeu était de montrer aux habitants, autant de Saint-Pourcain que du lac Servière, que la rivière est un élément naturel partagé vital pour toute la vallée.
L’enjeu était de montrer aux habitants que la rivière est un élément naturel partagé vital pour toute la vallée.
J’ai donc passé une année, à rencontrer des gens autour de la Sioule pour comprendre les problématiques, et surtout trouver sur quoi “accrocher” un projet. On a choisi d’engager le chantier autour d’une fiction, en complicité avec Fred Tousch, un artiste très doué pour le décalage et l’improvisation. L’histoire ? Le Grand Saumon annonça sa venue par courrier : il souhaitait remonter la Sioule pour “auditer” les villages riverains, à commencer par Ebreuil. Les habitants devaient l’accueillir et lui “raconter” leur rapport à la rivière.
Comment la dynamique narrative a pu s’enclencher sur une base si burlesque ?
Le projet a vraiment démarré en 2014. Pour embarquer les gens, on a réalisé des vidéos pour faire une sorte de buzz, pour susciter la curiosité. Les communes étaient partenaires, mais elles ne savaient pas où on allait emmener les gens.
L’histoire du Grand Saumon, c’était bien sûr une histoire enfantine, féérique. Mais on a pu de cette manière capter l’attention des gens, susciter l’envie d’aller quelque part sans savoir où ! Cela nous a permis de dépasser plein de frontières qu’on rencontre habituellement dans la conduite de projet. Et, malgré le style burlesque, nous étions ramenés sans cesse aux enjeux pratiques de la rivière : pollution, biodiversité, lien avec les habitants …
Concrètement, le projet a mobilisé deux villages voisins, de part et d’autre de la Sioule (et de la frontière Puy-de-Dôme/Allier) se préparant à l’arrivée du personnage interprété par l’artiste. Il y a eu un aspect festif très fort, la restauration d’un ancien rituel de village, très sympa à travailler. Et, autour de cet objectif, de nombreuses étapes d’organisation en commun.
Le jour J, tout le monde se demandait comment ça allait se passer, à quoi ressemblerait ce fameux personnage… L’acteur a su improviser totalement, tout en captant ce qui se produisait en temps réel pour l’intégrer dans notre histoire.
Quel est le livrable de ce genre d’initiative ?
Dans ce cas, c’est la fête intergénérationnelle et la prise de conscience du rôle de la rivière : la connexion entre des gens qui ne se croisent pas autrement, le fait de tisser des liens. Indirectement, cela a permis aux gens de regarder leur rivière autrement. Ils voulaient une suite, reproduire l’histoire dans d’autres villages en amont, mais les moyens n’étaient pas suffisants.
Aujourd’hui, après des années, la fête annuelle à Ebreuil continue. Elle existait historiquement mais avait disparu dans les années 1970. Je sais qu’on a semé des graines et que certaines ont germé.
Ton association a-t-elle pu développer d’autres projets de narratif ?
Oui, par exemple à Veyre-Monton, au sud de Clermont : il s’agissait de travailler sur un “lexique du paysage”. Là-bas, tu as une commune à trois dimensions : Veyre en zone de passage, Monton la mystique avec sa vierge monumentale, et le village de Soulasse, plus laborieux et cultural.
On a accumulé les pas de côté qui nous ont permis de nous poser les bonnes questions.
Nous avons aussi travaillé avec un artiste, Dimitri Vazemsky, qui a proposé aux gens de “lire” leur paysage, de manière littérale. Pour ce faire, il a fourni des lettres rouges à arranger librement pour former des mots, choisis avec les habitants. C’était un narratif basé sur le fameux roman La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne.
Là aussi, l’expérience était faite de surprises et de décalages. On a accumulé les pas de côté qui nous ont permis de nous poser les bonnes questions : où vit-on ? Comment y vit-on ? Et comment peut-on agir sur notre environnement ?
Les acteurs des territoires sont-ils ouverts à ce genre de pratiques ?
Relativement peu. Pour Veyre-Monton, il s’agissait d’un appel à projet du Grand Clermont pour des résidences d’artistes, plutôt « conventionnelles » … que nous avons pu détourner. Mais la plupart des communes sont encore hermétiques à ce genre d’aventures narratives. Car elles prennent du temps, il faut payer les artistes et les accompagnateurs … sans parler de la crainte de l’incertitude, sur laquelle on mise pour embarquer. C’est un risque pas toujours facile à prendre pour les collectivités.
La plupart des communes sont encore hermétiques à ce genre d’aventures narratives.
J’avais ressenti cela également durant ma mission à Effervescences : les décideurs politiques de la Métropole misaient sur une accumulation d’événements culturels, quand j’aurais aimé construire une démarche narrative. Pour voir ce que le territoire a dans le ventre, et ce qu’il peut raconter au monde. Dans cette démarche de recherche, je voyais plutôt l’intérêt d’expérimenter avec artistes et habitants autour des spécificités locales, en rédigeant le projet petit à petit et collectivement.
Mais, politiquement, c’est difficile à concevoir, il faut du temps, et les processus sont invisibles au début. Au final, c’est devenu un grand malentendu, et ce projet qui devait initialement accompagner la structuration de la candidature Capitale Européenne de la Culture s’est arrêté.
Comment faire pour convaincre les acteurs publics, dans ce cas ?
J’ai le projet de relancer des petites actions, par des formats très modestes mais “déclencheurs”, via l’association. Pour les commanditaires, il faut un livrable vu comme une documentation, au fur à mesure de la narration autant qu’avec le rendez-vous final. C’est une gymnastique à acquérir : fabriquer en permanence du récit à partir de l’ensemble des initiatives sur le terrain, et pas uniquement sur l’événement de clôture.
Comment créer des phrases, au lieu de petits mots disséminés ?
En fait, si on se contente de ne voir que ce qu’il se passe à la fin, on réduit la portée du sens acquis, et le projet collectif n’a pas la puissance qu’il devrait avoir. Autrement dit, comment créer des phrases, au lieu de petits mots disséminés ? Générer du sens en documentant, au fil de l’eau, ne peut que renforcer le projet.
Tu as rejoint le CISCA en 2022. Dans quel but ?
Depuis la fin d’Effervescences [en 2019], j’ai réalisé diverses prestations d’accompagnement culturel, sans pour autant avoir réellement le temps de réfléchir, d’évoluer sur le fond. Je sentais que je m’asséchais. Pour sortir de là, j’ai eu envie de mener une thèse. En parallèle, je connaissais Nicolas Duracka et Geoffrey Volat qui avaient monté le CISCA [et qui en sont aujourd’hui respectivement responsable scientifique et directeur] : ils souhaitaient faire de la recherche-action sur la manière dont la recherche vient capter et nourrir des projets collectifs.
Je collaborais également avec Jean Corneloup, qui dirige une thèse accompagnée par le CISCA, dans le cadre de RECREATER. Ce projet réunit la Lozère, l’Ardèche et le Cantal autour de la conception de politiques de transition touristique basées sur une approche culturelle qui met à distance l’approche marketing. Son ambition est de sortir de la reproduction de schémas identiques d’un territoire à un autre.
Comment se présente la thèse que tu prépares ?
Elle portera sur le sujet de l’intermédiation. Son titre : “activer les coopérations par une ingénierie des dispositifs communicationnels”. Concrètement, j’espère la débuter en septembre auprès de trois PTCE [Pôles Territoriaux de Coopération Économique] : les Ateliers des Arts Visuels de Vichy, le Damier – cluster culturel clermontois – et Turfu Productions à Billom. Ce sont des réunions d’acteurs locaux parfois très variés qui font le pari d’un projet de coopération visant une forme de transition ou d’expérimentation.
J’espère aider [ces PTCE] à inventer de nouvelles modalités de coopération.
Le PTCE de Vichy sera celui sur lequel je travaillerai principalement : il est émergent, avec des habitudes de coopération à imaginer, et comporte un tiers-lieu – ce qui apporte des modalités d’interaction particulières. Les Ateliers d’Art de Vichy s’impliquent dans le champ culturel, mais plus spécifiquement sur les arts visuels, les pratiques amateurs ou professionnelles, la diffusion des œuvres… j’espère les aider à inventer de nouvelles modalités de coopération.
Penses-tu au final que le narratif est le moyen de préparer la transition écologique ?
Les narratifs ont un rôle sur la phase intermédiaire d’impulsion et de mobilisation. On ne va pas inventer le récit du futur. En revanche, se raconter des histoires ensemble déclenche de la coopération. Et c’est ainsi qu’on pourra imaginer les réponses dans le cadre de la transition. Donc, pour moi, il s’agit surtout de créer un déclic collectif, sur la base du quotidien.
Je travaille à lancer les gens sur le chemin, peu importe la destination qu’ils atteindront.
Au fond, je travaille à lancer les gens sur le chemin, peu importe la destination qu’ils atteindront. La clé, c’est de mettre en marche. Si on déclenche le mouvement collectif, on peut y arriver.
Pour aller plus loin (ressources proposées par Rosalie) : Pour comprendre – les rendez-vous de la cervelle, à Rouen, auxquels participe activement Fred Tousch: “une manière d’embarquer gens sur le long-terme dans des réflexions très pointues sur les transitions et les sujets complexes, mais avec du décalage” selon Rosalie Pour agir – “regarder autrement ce qu’on a autour de soi, essayer de deviner les calques, de chercher l’épaisseur …” |
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
Propos recueillis le 23 juin 2022, mis en forme pour plus de clarté et relu et corrigé par Rosalie. Crédit photo de Une : Damien Caillard, Tikographie