Professeur des universités en sciences de gestion, Pascal Lièvre a donné lundi 20 mars une conférence pour faire le point sur la notion de résilience vue par le monde de la recherche. L’occasion de reposer les définitions et d’étudier les liens avec les notions connexes comme le risque et l’anticipation.
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Ressenti de l’auteur
Participant régulier à l’Open Lab, je suis plusieurs conférences animées par Pascal et son équipe. Ces dernières font le lien entre le monde de la recherche et celui du management. On y parle donc organisations, gestion, connaissances et apprentissage, mais avec le prisme de l’exploration et de l’innovation – qui sont les sous-intitulés de l’Open Lab. Pascal y revient fréquemment sur les “situations extrêmes” auxquelles les organisations sont, de plus en plus, confrontées.
Il est donc normal que la notion de résilience se soit peu à peu imposée comme un enjeu majeur pour le monde de la recherche en sciences de gestion. D’autant plus que le laboratoire Clerma, basé à l’IAE Management de Clermont, est en pointe sur ce sujet – à voir les thématiques de l’Open Lab, mais aussi les colloques et publications proposées par Pascal et les chercheurs du Clerma.
La notion de résilience est trop souvent mésusée, et son sens en est dévoyé auprès de nombreuses personnes. On ne peut que le regretter car c’est un enjeu capital pour notre adaptation et notre transformation dans le monde d’aujourd’hui. Avoir une vision “constructive”, si je puis dire, de la résilience, me semble très important. C’est un préalable pour son adoption – bien que ce soit plus une capacité qu’une compétence, comme le souligne Pascal dans cet article.
Damien
L’intervenant : Pascal Lièvre
Professeur en Sciences de Gestion à l’IAE Management ; membre du laboratoire CleRMa ; fondateur et animateur de l’Open Lab Exploration Innovation ; président d’AGECSO
Au sein du CleRMa, Pascal étudie en particulier les nouvelles règles du jeu managérial de l’économie actuelle qui pousse à l’innovation perpétuelle et au besoin de créativité. L’intérêt est aussi porté sur les situations de gestion en situation dite “extrêmes” de l’ordre de l’exploration.
En 2016, Il crée l’Open Lab Exploration Innovation qui rassemble les chercheurs et les praticiens – entrepreneurs au niveau local pour faire face aux défis de l’économie de la connaissance et monter des dispositifs de recherche-action qui soient utiles à tous.
Président d’AGECSO, association pour la gestion des connaissances dans les sociétés et les organisations, il souhaite que la communauté scientifique se retrouve pour favoriser les échanges et faire émerger des enjeux scientifiques en lien avec les retours d’expérience des praticiens.
Crédit photo : UCA (DR)
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
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Plus de 1600 articles scientifiques : c’est le nombre de contenus publiés sur la résilience que l’on trouve aujourd’hui dans les réseaux universitaires. Cela prouve l’étendue du champ de recherche. Déjà, en 2017, Martina Linnuenluecke, professeur à l’université de Sydney, avait étudié 339 articles et ouvrages sur la résilience, publiés entre 1977 et 2014. L’intérêt croissant du monde scientifique pour ce domaine a poussé Pascal Lièvre à animer une conférence sur le sujet, au sein de l’Open Lab Exploration Innovation : travaillant sur les “situations extrêmes” dans les organisations, il a fait le lien avec la résilience dans la logique inaugurée par Bruno Bettelheim en 1948.
Affronter l’incertitude du siècle
“Il y a une montée de l’incertitude en Europe, depuis la fin du XXème siècle” estime ainsi Pascal Lièvre. A un monde basé sur la croissance, l’emploi, la paix et l’abondance, s’est substitué un environnement bien plus incertain depuis les années 1980, au niveau social, économique, géopolitique (plus récemment) et bien sûr environnemental. Selon le chercheur, “l’incertitude est bien le contexte du XXIème siècle”.
Comment y faire face ? Ne pouvant tout prévoir et planifier, il faut développer une capacité à s’adapter et à rebondir. C’est le principe de la résilience, “une capacité nécessaire pour affronter le temps présent” insiste Pascal Lièvre. Et de citer, bien sûr, Boris Cyrulnik, qui a popularisé la notion dans les années 2000 en se basant sur la psychologie. Qu’est la résilience selon ce dernier ? Pascal Lièvre la résume ainsi : “une capacité à vivre, à se développer positivement après un traumatisme, sans pour autant être un retour à l’état antérieur au choc. En fait, on reconstruit sa vie à partir du trauma”. Les clés sont alors le désir de vivre, les points d’accroche affectif, la capacité à remanier le passé, à rompre l’isolement et à retrouver du sens.
Plus largement, Pascal Lièvre revient sur la genèse du mot résilience. Du latin resilio qui signifie “rebondir”, la résilience est apparue dans les sciences des matériaux, puis en psychologie pour parler des personnes ayant affronté un trauma. Ensuite, les écologues et les sociologues s’en sont emparées dans les années 1970 pour évoquer l’évolution des écosystèmes face aux changements environnementaux. C’est enfin dans les années 1980 que la notion de résilience a fait florès dans les sciences de gestion, avec la “résilience organisationnelle”. Aujourd’hui, la résilience territoriale – qui est notre sujet à Tikographie – est probablement le dernier avatar des nombreuses déclinaisons de la résilience.
Un rebond transformateur
Ce qu’il faut retenir de cette première grande définition est la notion de reconstruction à partir d’un traumatisme : au-delà de l’incertitude, la survenue d’un choc traumatique, puis le “redécollage” de l’organisation post-événement pour atteindre un développement qui sera différent de l’état initial, sont capitaux. Le retour à la situation d’avant le choc, sans aucun changement, n’a aucun sens puisqu’il y a de fortes chances que cette dernière ait provoqué le choc. “La résilience est une réaction créatrice”, insiste Pascal Lièvre. “Et c’est son paradoxe : le choc aurait dû me faire tomber, pourtant il me permet d’aller plus loin”.
En poussant cette logique, il cite les chercheurs Sutcliffe et Vogus qui, en 2003, ont théorisé “le maintien d’un niveau de performance au sein d’une organisation opérant dans des conditions de plus en plus difficiles. Ainsi, l’organisation s’en trouve renforcée et encore plus ingénieuse”. Ici, la résilience peut s’appliquer non pas à une forme d’amélioration de l’état antérieur (“grâce”, quelque part, au choc) mais au maintien d’un état fonctionnel malgré des conditions d’exercices de plus en plus dégradées. Cela semble correspondre au contexte du dérèglement climatique, chaque année plus sensible, et qui s’impose aux acteurs des territoires. D’ailleurs, Pascal Lièvre précise que “la rupture [dans le sens du “choc”, NDLR] fait partie de ces conditions difficiles”. Autrement dit, une dégradation continue n’exclut en rien la survenue de chocs – ce qui est aussi notre réalité d’aujourd’hui.
Résilience et vulnérabilité
Dans la seconde partie de son intervention, Pascal Lièvre a établi un parallèle avec la notion de vulnérabilité. Celle-ci s’est fortement développée dans le monde industriel comme au sujet des risques naturels – une thématique qu’il explore autour de la ville d’Arequipa, au Pérou, surplombée par un volcan en activité. “Il y a un corpus à la fois scientifique et pratique important développé sur la vulnérabilité, depuis les années 1980″ résume Pascal Lièvre. “Car ce dernier était nécessaire en prévision de la construction d’infrastructures” sur les territoires concernés. Les objets de travail y sont les phénomènes naturels (comme un volcan), les aléas (comme une éruption), les enjeux (comme une ville importante juste en-dessous)… et donc les risques majeurs qui en découlent.
Mais la science de la vulnérabilité, notamment face aux risques naturels, est loin d’être exacte. “Le problème est que les prévisions ne sont jamais assez précises” poursuit Pascal Lièvre – on le voit dans le cas des tremblements de terre, notamment. “De plus, il est difficile d’intégrer la capacité d’adaptation du système dans le modèle scientifique, surtout dans sa dimension sociale.”. Autrement dit, comment l’organisation sociale va-t-elle répondre au risque ?
C’est là qu’il est nécessaire de basculer sur le paradigme de la résilience. “Dans la vulnérabilité, on a un état statique, où l’on essaye de maîtriser techniquement l’impact d’un aléa. Dans la résilience, on a une capacité dynamique où l’on peut réduire cet impact non pas via la technique mais via la capacité d’adaptation globale du territoire [ou de l’organisation, NDLR]. Le facteur humain y joue un rôle central”, insiste Pascal Lièvre. On voit d’ailleurs cette évolution en étudiant les publications du monde de la recherche : “la résilience émerge en tant que corpus théorique pour faire face aux problèmes posés par la vulnérabilité”, conclut-il.
L’adaptation progressive des organisations
Si on revient à la logique des organisations plus que des territoires, il y a une adaptation de ces dernières face aux menaces qui se multiplient. C’est un mécanisme d’apprentissage, souvent consécutifs à des catastrophes. “Après des évènements comme Tchernobyl ou Bhopal s’est construit un corpus théorique sur les ‘High Reliability Organisations‘ [HRO], où la résilience est assimiliée à la fiabilité”, résume Pascal Lièvre. Ce sont les chercheurs Weick et Sutcliffe qui ont théorisé les caractéristiques des HRO en 1999 : état de vigilance, préoccupation permanente et évocation des erreurs et des échecs, réticence à simplifier les interprétations, encouragement de la réaction créative à l’imprévu…
Mais cette approche procédurale, finalement assez technique – et probablement pensée pour les grandes organisations industrielles – doit être complétée par ce qui s’est passé après le 11 septembre 2001. Là, une autre branche théorique s’est développée, celle du “capital psychologique des employés et de l’adaptabilité des modèles d’affaires ou de la chaîne d’approvisionnements”. La résilience des organisations devient celle des individus dans les organisations. Et les compétences clé “redescendent” au niveau des femmes et des hommes : capacité d’improvisation, voire de “bricolage” ; pouvoir se mettre à la place des autres, ou prendre facilement une place vacante ; reconnaître le fait de ne pas savoir ; et respecter les relations interpersonnelles.
Conseils stratégiques et pratiques
Pascal Lièvre conclut sur l’approche développée pour les HRO par le chercheur Wildavsky en 1991 – mais qui peut s’étendre à bien des organisations actuelles : “ces organisations développent à la fois une stratégie d’anticipation et une stratégie de résilience. Avec l’anticipation, on tente de prévoir et de prévenir les dangers potentiels avant que les dommages ne soient causés. Avec la résilience, on développe une capacité à faire face aux dangers imprévus, une fois qu’ils se sont manifestés”. Faire face, et se transformer par la suite.
Quels “conseils” Pascal Lièvre donne-t-il aux organisations pour faire face à l’incertitude ? Clairement, celui de choisir le paradigme de la résilience à celui de la vulnérabilité. “Il faut une capacité dynamique, centrée sur l’incertitude et visant un niveau de performance organisationnelle dans des conditions difficiles.”, résume-t-il. “Cela rend l’organisation plus ingénieuse”, même s’il souligne la nécessité de bien définir cet adjectif. Pour cela, il est nécessaire de “construire du sens, pour que les acteurs humains aient un comportement adapté à la situation ; adopter un processus d’expansion des connaissances, car la cartographie progressive du connu permet de réduire l’inconnu ; enfin, il faut une ‘ambidextrie organisationnelle’, soit la capacité à planifier autant qu’à s’adapter, à exploiter autant qu’à explorer.”