Entre résidences d’artistes, ateliers nature et apprentissage de la permaculture, le projet Polymorphe corp. anime un lieu atypique dans une ferme-hameau du bocage bourbonnais. Petite visite bucolique.
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Mon ressenti
Pour une fois, nous sommes partis à deux avec Damien. C’était autant une escapade pour profiter des beaux jours, une occasion (une de plus !) de discuter du projet de Tikographie encore en quête de son modèle et de sa pérennité, et un genre de “slow reportage” : prendre le temps, humer l’air au moins autant que prendre des notes, s’imprégner du lieu, profiter de l’accueil chaleureux de nos hôtes, savourer une part de creusois laissé par leurs précédents visiteurs…
Bon, ça ne veut pas dire qu’on n’a rien à dire sur le sujet. Mais à sujet atypique, on peut aussi tenter un journalisme atypique.
Voilà pour le contexte. Quant au fond de l’affaire, ce qui nous intéresse dans ce projet de Polymorphe corp., c’est précisément son côté expérimental, qui ne s’interdit rien et surtout pas de sortir du cadre. Dans une époque d’incertitude et de turbulences, on va avoir besoin de cette créativité. Des lieux où on fait du jardinage et du podcast, où l’on s’autorise un truc aussi insolite qu’un stage de danse écossaise, où la résidence des artistes a vue sur le troupeau de moutons.
Bien sûr, ça peut déranger ceux qui ont besoin de cocher une case sur le formulaire, ou déstabiliser ceux qui “ne comprennent pas bien ce qu’on fait”, comme disent Bony et Léopold. Mais cette agilité, ce polymorphisme seront des atouts précieux pour les temps qui viennent.
Être capable de manier la bêche et les castagnettes, de porter le masque et le kilt, de faire pousser des patates et des murs en pisé, on peut trouver ça futile aujourd’hui, mais sacrément utile demain. Qui sait ?
Marie-Pierre
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
On y accède par une minuscule route de campagne à la sortie de Cérilly, rectiligne entre deux longues haies typiques du bocage bourbonnais. A perte de vue, des prairies et encore des haies. Sauf vers le nord où la forêt de Tronçais trace un ourlet sombre sur l’horizon. Vous arrivez dans le hameau de Rutin : six maisons – dont certaines vides – et quelques hangars agricoles. Des moutons, des chiens, des poules… Se garer, pousser la barrière, passer la bergerie en bois et toquer à la maison aux volets verts et bleus avec les rosiers grimpants. Vous entrez dans les locaux de Polymorphe corp.
Le nom sonne comme celui d’une multinationale, mais il faut le lire comme une antiphrase. A l’intérieur du bâtiment, l’ambiance est tout aussi champêtre et cosy, avec ses tomettes anciennes, son poêle à bois et ses poutres apparentes. Armoires anciennes, boiseries et couettes moelleuses : les chambres ressemblent moins aux dortoirs spartiates de certaines résidences d’artistes qu’à de confortables chambres d’hôte. A l’étage, une grande pièce lumineuse aménagée dans les combles, où trône un interminable bureau en bois confectionné maison, accueille le travail administratif… qui ne manque pas.
Démonstrateur rural
Qu’est-ce que Polymorphe corp. ? Un ovni dans le paysage de la ruralité.
Parce que nous les avions interviewés à distance pour le livre « Si on ne le fait pas, qui le fera ? », nous avons eu la curiosité de rendre visite à Bony Chatagnon et Léopold Jacquin. Et de voir de plus près cette expérience créée dans la campagne profonde par deux jeunes (anciens) urbains passés par Sciences Po Strasbourg.
Et tant pis si pour une fois, nous dépassons les limites du périmètre départemental que nous nous sommes fixés. Car les voisins aussi sont parfois inspirants !
Comment définir Polymorphe corp. ? Difficile sans utiliser l’expression « à la fois ». Comme son nom l’indique, Polymorphe prend plusieurs formes : c’est à la fois une résidence d’artistes, une programmation culturelle, un lieu d’apprentissage de savoir-faire dans le domaine de la construction ou du jardinage (notamment), un espace de rencontre, l’éditeur d’une belle revue. Et une ambition de tiers-lieu à la ferme qui se veut, comme il est écrit dans la documentation du projet, un « espace démonstrateur du potentiel rural [pour] participer à la valorisation du territoire, de son potentiel, des savoir-faire et des habitant.e.s pour un épanouissement collectif ».
Bony et Léopold sont arrivés dans ce coin tranquille du Bourbonnais un peu par hasard. Puis le projet s’est construit de rencontre en rencontre, de prises de conscience et envies d’agir. Cela a commencé par la rencontre de deux agricultrices elles-mêmes hors normes, Isabelle et Valérie, éleveuses de moutons en bio et propriétaires de cette ferme-hameau qui a compté jusqu’à cinq familles et trente habitants.
Fantaisie au jardin
Un peu surdimensionné pour elles deux, ce qui les a incitées à laisser de l’espace à ces deux jeunes plein d’énergie et d’envies pour expérimenter plus ou moins ce qu’ils voulaient et pour retaper un ou deux bâtiments inoccupés. « Elles ont eu l’intelligence de faire restaurer toutes les toitures, ce qui simplifie beaucoup la réoccupation des lieux », souligne Bony.
« C’est un petit projet paysager, sans prétention de nous nourrir vraiment mais avec un côté créatif.”
Léopold
Petit à petit, depuis leur installation en 2018, les choses se sont construites… et continuent à se construire. Une maison pour accueillir les rencontres, les artistes, animateurs de stages, stagiaires et l’administration. Un bout de terrain pour expérimenter des techniques de culture, mais où un décor plus artistique que fonctionnel vient se mêler aux semis de légumes et de fleurs, aux arbres fruitiers, aux expériences de tonte différenciée.
Ce jardin fantaisie change d’année en année, au gré des inspirations de Léopold, maître des lieux. « C’est un petit projet paysager, sans prétention de nous nourrir vraiment mais avec un côté créatif. Il sert de support pour les stages de permaculture. Chaque année je l’agrandis », explique-t-il en nous faisant visiter.
On y trouve aussi des traces laissées par tel ou tel atelier. Par exemple, Polymorphe a hérité d’un four en pisé surmonté d’une petite toiture de tuiles, construit au cours d’un stage au milieu du potager. « On ne peut y faire entrer que de petites pizzas. Mais on avait laissé à l’animateur carte blanche pour réaliser la construction comme il l’entendait », explique Bony.
Une grange pour les artistes
Un peu plus loin, une cabane, construite en plusieurs étapes et aujourd’hui habitable, a été l’occasion de différents chantiers participatifs permettant aux volontaires de s’initier à des techniques de construction écologiques : une structure en bois, des murs en terre-paille, une isolation en laine de mouton, des huisseries de récup’…
Actuellement, le grand chantier est celui de la grange, qui pourra bientôt accueillir les résidences d’artistes dans des conditions confortables (sauf en hiver car le chauffage s’avère quasi impossible). Une grande salle avec petite scène en bois et espace de cuisine et restauration collective, un atelier déjà fonctionnel pour tout bricolage imaginable, des sanitaires et autres petits espaces, en cours de cloisonnement.
Là aussi, chantiers participatifs, technique terre-paille, tadelakt comme alternative au carrelage dans la salle de bain… Récemment posées par un artisan du coin, les portes et fenêtres vitrées ont des espaces ouverts dans leur partie haute pour laisser passer les hirondelles qui cohabitent avec les artistes accueillis. « Nous arrivons à la fin du chantier ; ça va beaucoup nous faciliter la vie ! », se réjouissent les deux hôtes.
Un projet d’habitats légers
Plus loin dans la propriété, d’autres bâtis sont occupés par les activités de la ferme : un atelier, un poulailler… D’autres restent vides. Les propriétaires occupent la maison centrale et de nouveaux venus se sont installés récemment dans une autre, attirés là grâce au projet de Polymorphe corp.
Il y a encore un pré inoccupé derrière la grange, mais plus pour très longtemps. « Nous allons petit à petit y installer des habitats légers », indique Bony. Encore un démonstrateur de potentiel.
Le tout premier stage long proposé par l’association est d’ailleurs en cours au moment où nous publions cet article : sept jours pour appréhender les enjeux juridiques, architecturaux et paysagers du sujet, tout en réfléchissant à la conception du projet de Rutin. Un stage tout ce qu’il y a de plus sérieux, animé par un cabinet d’architectes et l’association Hameaux Légers, et ouvert à dix personnes, dont « 5 avec hébergement pour un public extra-régional et 5 pour un public local pour une participation à la journée », précise la brochure.
Car Polymorphe a aussi cette vocation à réunir des publics où autochtones, citadins et autres extérieurs se réunissent, sympathisent, apprennent à se connaître et à faire ensemble : faire un mur en terre, un jardin en permaculture, une chorégraphie de flamenco ou même… de danse écossaise !
La culture en vision large
Les activités proposées sont en effet, elles aussi, tout ce qu’il y a de plus polymorphes. Au gré des envies, des opportunités, des savoir-faire à disposition, des artistes ou artisans accueillis en résidence, tout semble possible. Le catalogue 2023 propose aussi, en version plus courte, des séances d’apprentissage sur la lacto-fermentation des légumes, des sorties de découverte des rapaces nocturnes, un atelier « dessin et narration » pour les enfants, une initiation au podcast pour les seniors… Sans oublier les spectacles de sortie de résidence ou proposés en collaboration avec des structures culturelles des environs.
“Leur seul point commun, c’est l’intérêt qu’ils montrent au projet de la ferme, à la vie collective, et leur capacité de s’adapter.”
Bony
Les artistes accueillis, eux aussi, appartiennent à des univers très différents, de la photo au théâtre, de la danse à la création sonore… Bony et Léopold n’excluent rien : « Il n’y a pas de ligne particulière. Nous lançons des appels à résidence et nous choisissons plutôt des artistes en émergence. Leur seul point commun, c’est l’intérêt qu’ils montrent au projet de la ferme, à la vie collective, et leur capacité de s’adapter aux spécificités des lieux », détaille Bony.
Et s’il semble ne pas y avoir de lien non plus entre les activités culturelles et les propositions à caractère écologique, eux y voient une réelle continuité. « Notre vision de la culture inclut aussi les enjeux écologiques, le patrimoine bâti ou naturel. Il faut arrêter de penser en tiroirs car cela fait sens de continuer à s’enrichir, sans faire de hiérarchie entre nature et culture », explique Léopold.
« Notre vision de la culture inclut aussi les enjeux écologiques, le patrimoine bâti ou naturel. Il faut arrêter de penser en tiroirs.”
Léopold
Ce qui explique les fantaisies du potager, ou encore l’exigence qu’ils mettent dans la présentation de toute publication, que ce soit la revue annuelle Polymorphes, le programme de saison ou même le rapport d’activité, un bel objet en couleur avec des photos qui donnent très envie de s’embarquer dans l’aventure. « On ne fait rien à moitié », se rengorge Bony.
En confiance
L’une des forces de Léopold et Bony, c’est d’apporter dans la campagne où cela manque souvent leurs compétences en ingénierie de projet, aidés en cela par d’autres anciens de Sciences Po Strasbourg qui suivent le projet à distance et les soutiennent quand il y a besoin. Quatre d’entre eux sont toujours membres du conseil d’administration.
Léopold et Bony ont pu ainsi aller chercher des financements, qu’ils soient européens ou issus de fondations d’entreprise. Financements qui leur ont permis d’engager les travaux – tout n’a pas été réalisé par chantiers participatifs ! – et de se salarier pour se consacrer à plein temps au projet.
« Pour tisser des liens, nous avons commencé par des entretiens avec les acteurs du territoire.”
Léopold
L’autre force, c’est d’avoir su s’intégrer et se faire accepter, en travaillant avec la mairie et la communauté de communes. « Pour tisser des liens, nous avons commencé par des entretiens avec les acteurs du territoire, avec moi, un élu et le directeur général des services. On venait dans le lieu concerné et le fait de prendre le temps de venir, d’écouter quels sont les besoins du projet, leurs problèmes, leur vision, ça mettait en confiance », nous avait expliqué Léopold pour le livre.
Ce qui leur vaut aujourd’hui d’avoir un nouveau projet dans les cartons, pour lequel le maire de Cérilly est venu les solliciter. Il s’agit de créer un tiers-lieu dans le centre-bourg, dans un local mis à disposition par la municipalité. L’ouverture est prévue en 2024, mais depuis l’an dernier, des périodes d’ouverture temporaire permettent de poser des jalons. Et la conception du projet va commencer à se travailler en profondeur à partir de cet été.
Un modèle d’avenir
Ce sera un nouveau cap pour l’association. Mais Bony, Léopold et la vingtaine d’adhérents qui les entourent en sont conscients. Les quelque huit cents abonnés à leur newsletter ne vont pas leur monter à la tête. « Avec le tiers-lieu, nous allons nous développer. Mais nous voulons veiller à ne pas faire des adhésions qui n’ont pas de sens, comme celles de simples utilisateurs du lieu. Nous tenons à embarquer des gens qui savent à quoi ils s’engagent, qui nous rejoindront pour participer et parce qu’ils partagent nos valeurs », souligne Léopold.
« C’était un moment d’échange spontané, approfondi, sans finalité précise ; cela fait beaucoup de bien. »
Bony
Juste avant notre venue, Bony et Léopold venaient de passer deux jours avec l’équipe de La Métive, une résidence d’artistes de la Creuse avec laquelle ils se sentent des affinités. « C’était un moment d’échange spontané, approfondi, sans finalité précise ; cela fait beaucoup de bien », résume Bony. Encore un exemple de leur mode d’action hors normes, une volonté (rare) de s’autoriser à prendre du recul.
Sans se cacher les difficultés – des relations « décevantes » avec certaines collectivités, une minorité d’habitants qui « se méfient, qui ne comprennent pas ce qu’on fait, qui trouvent anormal qu’on soit financé par de l’argent public »… – ils se disent heureux de la belle tournure qu’a prise leur projet en six ans. Un projet qui prend son temps, pour asseoir sa solidité, selon un modèle atypique qu’on pourrait qualifier de slow développement rural. Et qui tend à démontrer, comme le proclame leur devise, que « l’avenir (est) à la campagne ».
Les deux premiers numéros de la revue “Polymorphes”, consacrés aux thèmes “Savoir-faire” et “Jeunesses” sont en vente en ligne et dans certaines librairies de l’Allier. |
Reportage réalisé mercredi 17 mai 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty : une fresque sur le fronton d’une grange à foin, une grange restaurée en résidence d’artiste, une petite maison champêtre… Polymorphe corp. apparaît dès l’arrivée comme un ovni !
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