La trame de vieux bois se dessine peu à peu dans le parc Livradois-Forez. Objectif : favoriser la circulation de la faune en laissant ici et là des gros arbres, troncs accidentés et vieux bois morts, abris précieux pour de très complexes écosystèmes. Partons visiter un de ces îlots de sénescence.
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Mon ressenti
Association Inter-parcs du Massif central, Conservatoire d’espaces naturels, parc Livradois-Forez, ONF… De loin en loin, j’entends parler trames vertes, corridors de vieux bois, forêts anciennes… Et souvent associé à la notion de résilience des forêts. Or à Tikographie, dès qu’on entend parler de résilience, on dresse l’oreille. Il fallait bien que j’aille voir ça de plus près.
En plus, dès que j’ai une occasion d’aller arpenter des sous-bois en compagnie de quelqu’un qui a des choses à m’apprendre, je n’oppose aucune résistance.
Ce que je retiens de celle-ci ?
D’abord, que lorsqu’il s’agit d’arbre et de forêt, on travaille sur des échelles de temps qui nous dépassent et ça fait du bien. A l’heure de tous ces plans pour réduire ceci, développer cela ou atteindre ceci-cela à l’horizon 2035 ou 2050 en sachant très bien que ça ne va pas le faire, converser à propos d’un arbre à qui on prête encore 300 ans de vie, ça a quelque chose de rassurant, comme un petit coin de bleu dans un ciel d’orage. Et ça enseigne la patience.
Ensuite, la méthode du parc. Pas de contrainte car on travaille avec des propriétaires qui sont souverains sur leurs parcelles. Petit pas après petit pas, convaincre, embarquer, partir devant avec les pionniers puis laisser la porte ouverte pour que chacun puisse suivre, au rythme de sa compréhension des enjeux et de ses propres intérêts compris au-delà des intuitions partant plutôt vers la monoculture de douglas.
Enfin, la forêt. Travailler à sa résistance et à sa résilience à la sécheresse, au feu, aux ravageurs, aux espèces invasives, aux maladies, aux dégénérescences qui la rendent moins efficace à se renouveler et à stocker le carbone… Par les temps qui courent, ce n’est pas exactement un luxe, non ?
Marie-Pierre
Quelques données sur la forêt du Livradois-Forez
La forêt couvre 55% du territoire du parc, soit 190 000 ha.
Elle est constituée à parts égales d’un tiers de hêtraies et/ou sapinières, un tiers de plantations de résineux, un tiers de forêts à essences diverses, principalement feuillues, issues de la reconquête sur des terres agricoles.
Elle se répartit entre 89% de forêts privées et 11% publiques.
Le projet « trame de vieux bois », ce sont :
- 15 propriétaires engagés
- 19 îlots de sénescence, soit 18,5 ha, pour un engagement de 10 ans minimum
- 138 arbres habitats, repérés hors de ces îlots, pour constituer une trame intermédiaire.
Qu’est-ce qu’un gros bois ? C’est la taille et non l’âge de l’arbre qui en fait l’intérêt du point de vue de la biodiversité, car selon ses conditions de vie, un vieil arbre pourra rester petit et malingre. On distingue les arbres (vivants ou morts) selon le diamètre de leur tronc :
- Gros bois : diamètre compris entre 47,5 et 67,5 cm
- Très gros bois : entre 67,5 et 87,5 cm
- Très très gros bois : supérieur à 87,5 cm
Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
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Nous sommes dans les environs de Condat-lès-Montboissier : paysage vallonné du haut Livradois, où alternent les prairies de fauche, les forêts, les plantations plus rectilignes de résineux en monoculture… En pénétrant dans le sous-bois, on apprécie d’abord la pénombre tempérée qui contraste avec le cagnard de l’après-midi.
Puis, dès qu’on sort du chemin, chaque pas fait crisser un tapis de feuilles mortes occupées à se transformer lentement en humus. Tout comme les bois morts, branchages ou lambeaux de troncs éparpillés dans le sous-bois. Autour de nous, surtout des sapins et des hêtres. Certains très impressionnants, d’autres encore arbustes, qui ont profité d’une clairière formée à la chute d’un arbre pour tenter, par leur densité, de résister à l’appétit des chevreuils.
La parcelle où m’amène Morgane fait partie d’un long programme de travail mis en œuvre depuis quelques années par le parc naturel régional Livradois-Forez pour préserver les « vieux bois ». Forêts anciennes, bois mort, gros arbres dont les petits accidents du tronc abritent une invisible activité… La sénescence forestière a été pointée comme une richesse à de nombreux égards et mérite qu’on ne sacrifie pas la totalité des arbres atteignant la taille requise pour être transformé en bois de chauffage, meuble, charpente, structure de maison écologique…
Trois phases pour le vieux bois
« Selon les essences, un arbre peut vivre plusieurs centaines d’années, mais pour l’exploitation forestière, il est coupé à 80 ans environ », m’explique Morgane Malard, chargée de mission « forêt-filière bois » au Parc, qui détaille le séquençage du programme : « La première phase a consisté à cartographier sur l’ensemble du parc Livradois-Forez les forêts anciennes, c’est à dire restées couvertes d’arbres en continu depuis au moins 150 ans : c’est le temps minimum pour parvenir à un fonctionnement écologique forestier du sol. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas été exploitée ; il peut aussi bien s’agir de plantations qui ont pu subir des coupes rases et être replantées régulièrement. Il est nécessaire de les observer de près pour déterminer si elles contiennent des gros arbres et sont intéressantes pour la biodiversité. »
“150 ans : c’est le temps minimum pour parvenir à un fonctionnement écologique forestier du sol.”
L’intérêt pour la biodiversité, il se mesure logiquement en étudiant les populations d’animaux qui y vivent. En l’occurrence, des études ont été menées notamment sur les petites chouettes – les charmantes chevêchettes et chouettes de Tengmalm – qui logent dans des creux de grands arbres. De belles populations, avec des couples de reproducteurs, y ont été recensées.
D’autres études ont révélé la présence d’autres espèces emblématiques, notamment celle du chat forestier, d’insectes spécifiques ou de lichens particuliers. Et parallèlement, des études par photos aériennes et sur le terrain ont permis de définir avec davantage de précision les zones de maturité, dans les hêtraies-sapinières d’altitude qui constituent un tiers du couvert forestier du massif.
On en était là en 2020, à l’amorce de la troisième phase du programme. Une fois les zones intéressantes repérées, un appel a été lancé aux propriétaires de parcelles pour intégrer le projet. « Ce ne sont pas forcément ceux des zones visées qui ont le mieux répondu, indique Morgane, mais nous avons pu mobiliser quinze volontaires. Le parc n’a pas de pouvoir d’imposer, mais il peut inciter, sensibiliser. »
Un îlot parmi les dix-neuf
Quinze propriétaires, et deux types de participations : d’une part pour la création d’îlots de sénescence, d’au moins un demi-hectare, à laisser volontairement en libre évolution pendant au moins dix ans ; d’autre part pour des « arbres habitats » hors de ces îlots, permettant une circulation de la faune de l’un de ces îlots à un autre, comme des sortes d’auberges-étapes le long de la route – laquelle route est dénommée ici “trame verte de biodiversité”.
“Ce n’est pas possible d’inclure les abords des routes et chemins, car le propriétaire est responsable des accidents éventuels et est donc tenu de supprimer les arbres menaçant de tomber. »
C’est là que l’on retrouve le site que nous visitons : un bout de forêt d’environ 3,5 ha choisi par Morgane, entre autres, parce qu’il inclut les deux catégories : îlot de sénescence et arbre habitat.
« Nous avons des profils très divers dans le programme. Dans le cas présent, le propriétaire a acheté ce bois il y a quelques années, dans le but de le laisser en libre évolution volontaire et de le léguer à ses enfants. Il était très convaincu et aurait même souhaité intégrer l’intégralité de sa parcelle au programme, mais ce n’est pas possible d’inclure les abords des routes et chemins, car le propriétaire est responsable des accidents éventuels et est donc tenu de supprimer les arbres menaçant de tomber », explique-t-elle.
De fait, nous devons nous avancer d’une trentaine de mètres hors du sentier – la dimension d’un grand arbre – pour tomber sur un tronc de hêtre marqué d’un zigzag rouge.
Ce signe se retrouve de loin en loin sur les arbres bordant l’îlot défini, de façon à signaler au gestionnaire forestier qu’aucun arbre ne doit être coupé dans ce périmètre. Nous franchissons cette délimitation.
Grand choix dans les habitats
« Cet îlot est intéressant parce qu’il présente une belle diversité, avec des parties plutôt hêtraies, d’autres plus sapinières, d’autres mixtes, avec par endroits une certaine densité de gros arbres. On a aussi des pins sylvestres et des petits épicéas, et même au nord une petite zone humide autour d’une source, avec d’autres essences comme des bouleaux ou des aulnes, et une faune spécifique. Autres intérêts : nous avons des arbres d’âges divers, dont des gros bois, ainsi que du bois mort, sur pied et au sol. Enfin, il y a ici une grande densité de cavités dans les arbres, qui sont autant de dendromicrohabitats, c’est-à-dire des creux, des trous de pics, du bois sans écorce, des branches cassées, etc. Ils peuvent accueillir les oiseaux, insectes, champignons, bactéries et autres qui participent à la chaîne alimentaire de l’écosystème, où chacun a un rôle à jouer. »
« Attirés par les gros bois, les pics vont contribuer à réguler les populations de scolytes, ces insectes ravageurs parasites des arbres.”
Attentive à chaque blessure ou accident des belles « chandelles » jalonnant la parcelle, elle me montre des creux à l’ouverture tournée vers le haut – « ils sont remplis d’eau et permettent à des oiseaux de boire ou à certains insectes de se reproduire » –, un trou un peu profond propice à accueillir une chouette, ou encore un morceau d’écorce qui se soulève, refuge parfait pour une chauve-souris.
Tout en cheminant à travers de tout jeunes hêtres pour s’approcher d’un vieux tronc déchiqueté qui commence à se décomposer sur pied, elle m’explique les innombrables vertus de ces lieux où on laisse faire la nature.
Bien sûr, elles favorisent la biodiversité, mais elles participent aussi à la santé de la forêt : « Attirés par les gros bois, les pics vont contribuer à réguler les populations de scolytes, ces insectes ravageurs parasites des arbres. Quant aux gros bois morts, ils conservent l’humidité, atténuant les sécheresses, et l’hiver ils ne gèlent jamais jusqu’au cœur, ce qui en fait un bon abri pour les petits organismes. La biodiversité favorise aussi la richesse de l’humus, la dispersion des graines… La forêt sera ainsi plus résistante et plus résiliente. Et je n’ai même pas parlé du stockage du carbone… »
Nous bifurquons à un moment pour ressortir de l’îlot de sénescence. Quelques pas plus loin, un hêtre majestueux porte un marquage rouge triangulaire. « C’est un arbre habitat, signale Morgane. Il n’est pas inclus dans l’îlot car il est trop près du chemin, mais le propriétaire voulait absolument l’inclure alors nous l’avons marqué. Il mesure 95 cm de diamètre, ce qui le classe dans la catégorie des très très gros bois. »
Compléter la trame
Ici comme dans les autres propriétés du projet, les propriétaires et les gestionnaires forestiers ont été accompagnés durant trois ans, pour analyser les parcelles, repérer et cartographier les arbres matures, les essences intéressantes, la densité des bois morts, et pour délimiter les îlots de façon optimale : les plus riches possibles, suffisamment larges pour ne pas trop subir les contraintes des alentours…
“Ils commencent à raisonner dans la logique de la trame verte, à essayer de créer une continuité d’habitats pour telles ou telles espèces. »
Des temps de formation ont permis à certains de consolider leurs connaissances pour mieux comprendre les logiques des écosystèmes, différents d’une essence d’arbre à une autre, d’un creux avec ou sans eau, au ras du sol ou en hauteur… Un séminaire a également été organisé avec toutes les parties prenantes, début juin, pour faire ensemble un bilan du projet.
« Nous avons fait en sorte qu’ils créent des liens entre eux. Ils commencent à raisonner dans la logique de la trame verte, à essayer de créer une continuité d’habitats pour telles ou telles espèces », se réjouit Morgane.
De fait, cette logique de la trame verte doit maintenant se déployer, à partir de ces premiers îlots, en ralliant d’autres propriétaires, mais cette fois de façon plus stratégique pour essayer d’apporter une cohérence à ces couloirs de circulation.
Car dix-huit hectares répartis au hasard du volontariat des participants, cela semble quelques gouttes d’eau dans l’océan des 350 000 ha du territoire de parc. Cependant il faut y ajouter les programmes – allant dans le même sens – de l’Office national des Forêts ou du Conservatoire des Espaces naturels. Sans compter les forêts dont les propriétaires ne s’occupent pas et celles rachetées par des collectifs pour les laisser en libre évolution sans, pour l’instant, entrer dans le projet.
Le parc Livradois-Forez, peu à peu, s’appliquera à convaincre les détenteurs des parcelles et des arbres les plus intéressants. Cela prendra sans doute beaucoup de temps. Mais à l’aune d’un sapin quatre fois centenaire, finalement, ça va être assez rapide.
Reportage réalisé mercredi 28 juin 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty
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