L’ancien directeur du Centre d’innovations sociales Clermont Auvergne (Cisca) est parti poursuivre à Montpellier ses travaux sur les liens entre communication, résilience territoriale et urgence écologique. Il garde un pied – ou plutôt un refuge – en Auvergne. Et évoque ses travaux… en toute liberté.
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Pas assez de neige, pas assez d’eau, trop de chaleur… comment les acteurs touristiques locaux s’adaptent-ils aux conséquences du dérèglement climatique ?
Rencontre Tikographie du lundi 2 décembre à 17h (librairie des Volcans) – tous publics, accès libre !
Ce n’est pas dans un amphi d’université que je rencontre Nicolas Duracka. Ni à Clermont-Ferrand, ni à Montpellier. Mais dans un hameau du Livradois, haut perché, d’où on a une vue imprenable sur la succession des collines qui descendent vers la Limagne. Issoire est plus bas, au lointain.
Une maison ancienne et un peu remaniée avec du terrain autour. Des gîtes accueillants, un potager, des poules, des chats. Au moment où j’arrive, un voisin arrête sa voiture le temps de prendre des nouvelles. On entend les oiseaux. Cela ressemble à un refuge.
Et c’en est probablement un. « Je suis venu ici parce que c’est résilient », explique Nicolas, chercheur en sciences de la communication, dont la résilience des territoires est justement le sujet d’étude. « J’ai commencé à chercher un lieu à la campagne quand j’ai commencé à me rendre compte, dans mon travail au Cisca, qu’il se passait des choses intéressantes dans les territoires ruraux sans que ce soit revendiqué. Je voulais voir comment moi qui prétends pouvoir expliquer aux autres ce qu’est la résilience, je pouvais la mettre en application. »
“Je voulais voir comment moi qui prétends pouvoir expliquer aux autres ce qu’est la résilience, je pouvais la mettre en application. »
Résilience des petits territoires
Après avoir été la cheville ouvrière du Cisca et l’artisan de la création de ce laboratoire de recherche très singulier, c’est même sa principale conclusion : ce constat que « les territoires reculés, les petits acteurs locaux savent faire, bien mieux que la Métropole clermontoise. »
Et cela justement parce qu’ils sont isolés : « dès qu’on s’éloigne à plus de vingt bornes de Clermont, les gens ont quelques semaines de stock de vivres parce que le supermarché n’est pas à côté. Ils échangent, ils font leur potager. Les maires prennent des initiatives de bon sens. Les élus, même quand ils ne sont pas du même bord politique, savent faire le constat de leurs désaccords, puis se mettre autour d’une table pour trouver les solutions les plus viables pour les habitants », détaille-t-il.
Nicolas est arrivé sur ce petit territoire avec sa compagne il y a un an et demi, en quête d’un lieu immédiatement habitable mais transformable, avec le projet économique des gîtes pour faciliter leur installation – résilience oblige. Depuis, il a conforté son constat. Ici, on s’entraide entre voisins, on se conseille, on se prête des outils…
“Les élus, même quand ils ne sont pas du même bord politique, savent faire le constat de leurs désaccords, puis se mettre autour d’une table.”
On apprend aussi à prendre le temps. « J’ai observé comment le terrain se comportait, recherché dans les solutions existantes, regardé comment faisait le voisin avant de prendre des décisions pour améliorer l’assainissement, la récupération des eaux de pluies. Je réfléchis encore sur le meilleur endroit où installer le poulailler », dit-il.
Ce petit domaine semble tout droit émergé de son travail auprès des territoires, développé durant ces années Cisca.
Les enjeux du Cisca
Pour bien le comprendre, il faut donc remonter – au moins brièvement – à cet historique. Car le Centre d’innovations sociales Clermont Auvergne (Cisca) a été fondé il y a déjà six ans, avec cette idée de puiser dans la connaissance et le savoir-faire des chercheurs en sciences sociales, pour les mettre au service des territoires : concrètement, faire travailler des doctorants sur le « terrain » des collectivités, entreprises, associations, tout en apportant leur connaissance pour aider ces acteurs locaux à mettre en place des processus d’innovation sociale au service de leur transition écologique. Une sorte de processus donnant-donnant : animer des démarches de délibération, de démocratie participative, de réflexion collective, de communication ou de co-construction des projets, et en échange, pouvoir observer et analyser, pour ensuite repartager les savoirs acquis avec l’ensemble des territoires partenaires.
Pour la recherche, l’enjeu, avec le recul, était aussi de « faire ce que l’Université ne sait pas faire », dit Nicolas. Entendez par là : trouver un débouché pour les jeunes chercheurs que l’institution n’a pas la capacité de tous conserver en poste, et partager des connaissances en sciences humaines comme elle commence à savoir le pratiquer en sciences « dures » avec les industries qui l’environnent.
L’idée était belle, mais sa concrétisation n’a pas été facile. D’autant plus qu’elle a évolué.
“J’ai réuni à nouveau le conseil d’administration pour leur proposer de passer du sujet ‘‘transition écologique’’ à celui de la résilience.”
Que ce soit par la prise de conscience de certains de ses administrateurs, qui dès avant la crise sanitaire ont vécu l’effarement de voir se profiler des temps très sombres. Ou par la crise sanitaire elle-même. « Fin 2019, alors que le covid se développait en Chine, j’ai assisté à une conférence du virologue Serge Morand. Je me dis alors que c’est le chemin à suivre : anticiper les crises. J’ai réuni à nouveau le conseil d’administration pour leur proposer de passer du sujet ‘‘transition écologique’’ à celui de la résilience. C’était étrange, car cette réunion s’est tenue précisément au début du premier confinement. »
Fierté et frustration
Les premiers entretiens avec les élus et autres partenaires ont confirmé la nécessité de cette réorientation : Nicolas constate que les élus surtout ne préparent pas suffisamment leurs territoires aux chocs, n’ont pas conscience de la gravité des risques, malgré les données accumulées par les nombreux domaines de recherche qui se penchent sur les enjeux écologiques.
« Les petites communes faisaient déjà des choses”, nuance-t-il. “Mais les élus de la Métropole, notamment, ont l’impression d’agir, alors qu’ils n’ont pas conscience, encore maintenant, du niveau d’action à avoir. Ils prennent les problèmes un par un – l’eau, l’alimentation, la mobilité, etc. – sans voir leur aspect systémique. Ils sont enfermés dans une action ‘‘en silos’’, agissent sur l’amont sans remettre en cause les modes de consommation. Et ces modalités d’approche pourraient même aggraver la situation », estime-t-il.
« Les responsables de la Métropole ne veulent pas admettre qu’ils ont à apprendre des territoires ruraux.”
Son diagnostic passe aussi par le constat d’une absence de collaboration entre les territoires pourtant complémentaires de notre région : « Les responsables de la Métropole ne veulent pas admettre qu’ils ont à apprendre des territoires ruraux ; ceux-ci expérimentent des choses très intéressantes, mais n’en ont pas forcément les moyens. Alors que les uns et les autres auraient intérêt à s’entraider. Ainsi, on court à la catastrophe parce que l’apprentissage ne se fait pas. »
D’abord directeur du Cisca, puis responsable scientifique, Nicolas Duracka dit s’être épuisé à travailler à cette prise de conscience. A l’heure où il passe le relais à de nouvelles générations de chercheurs, il éprouve à la fois « une fierté sans nom » d’avoir lancé ce processus de collaboration au service de la résilience, mais aussi « une grande frustration », voire, au moins pour la Métropole, « un constat d’échec ». Il insiste : « Le plan intercommunal de sauvegarde n’est même pas à jour. Le jour où ça va craquer, on ne pourra que constater l’impuissance de la collectivité à protéger la population. J’ai fini par me sentir complice de ça. »
Manque d’imaginaire
Fierté quand même à l’égard du travail accompli dans les territoires ruraux. Il cite en exemple la communauté de communes Chavanon Combrailles et Volcans où les élus ont su travailler sur les enjeux de mobilité en dépassant leurs clivages. « Avec humilité, ils ont fait le constat qu’ils ne savaient pas faire et ont décidé de faire appel à ceux qui savent. Ils ont alors sollicité la Plateforme des Mobilités et ont réussi à mettre en place des expérimentations à grande échelle de covoiturage, de prêt de véhicules entre particuliers, de mise à disposition de deux-roues… Ils l’ont fait toujours mus pas la volonté de répondre à un besoin de la population. »
“On nie que cela puisse se passer, car on n’a pas développé la culture du risque.”
Pour Nicolas, la conclusion à tirer de ses années au Cisca est que « la résilience se prépare » et que le covid aurait pu être le levier pour accélérer cette préparation ; mais « les leçons n’ont pas été tirées parce que ce virus était peu létal », regrette-t-il. « Les scientifiques nous disent chiffres à l’appui que des crises plus graves vont se produire, mais on nie que cela puisse se passer, car on n’a pas développé la culture du risque. Cela relève d’un manque d’imaginaire », dit-il, soulignant le rôle que peuvent avoir les artistes dans cette prise de conscience, et déplorant au passage que la candidature de Clermont-Ferrand pour la capitale européenne de la culture ne se soit pas emparée de cette question. « La culture peut jouer un rôle important dans cette bascule, mais il faut pour cela des décideurs qui prennent ça sur leurs épaules. »
Vision systémique
Nicolas Duracka se dit tout de même heureux d’avoir participé à la création de cet outil unique et de l’avoir transmis, souhaitant aux chercheurs qui s’en emparent aujourd’hui de réussir à faire entendre ces messages et à faire germer les graines qui ont tout de même été semées.
Ce double constat – échec relatif et petites graines semées – n’est pas complètement étranger à sa décision. Depuis la dernière rentrée universitaire, il a rejoint l’Université de Montpellier et surtout l’équipe de recherche dirigée par les professeurs Jean-François Guégan et Serge Morand, au sein de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). Et il aborde ce nouveau défi avec beaucoup d’enthousiasme.
Ces chercheurs qui travaillent sur les questions liées aux pandémies ont développé notamment le concept de « l’effet de dilution » ; celui-ci explique que nos modes de vie et la perte de biodiversité qu’ils entraînent favorisent la transmission à l’humain d’épidémies d’origine animale. Ils développent un travail sur les moyens de prévenir et de contenir les maladies contagieuses pour éviter de nouvelles pandémies qui, préviennent-ils, pourraient s’avérer beaucoup plus graves que le coronavirus. Un projet où Nicolas se reconnaît dans la vision systémique et anticipatrice des problématiques.
« Ce chantier est énorme. »
« Ce laboratoire revendique une approche one health, c’est-à-dire intégrant l’idée que la santé humaine, la santé animale et la santé des écosystèmes naturels sont étroitement liées et interdépendantes, et qu’il faut les penser ensemble. Partant de ce postulat, ils ont réuni une équipe très pluridisciplinaire qui fait travailler des médecins, des vétérinaires, des écologues, des biologistes, etc. Mais leur constat était qu’il manquait une dimension de sciences humaines, et notamment des sciences de la communication, pour travailler sur le transfert de connaissances », explique Nicolas. L’équipe souhaitait un chercheur ayant une spécialisation sur la résilience territoriale… « Et il y en a vraiment très peu ; c’est pour cela qu’ils m’ont sollicité », ajoute-t-il, avant de détailler les enjeux et missions de ce poste, en soulignant que « le chantier est énorme ».
Comment décloisonner
Pour le laboratoire, les enjeux sont en effet de travailler à faire changer les modes de vie et de consommation des sociétés, de façon à réduire nos impacts sur l’environnement, qui lui-même a une grande influence sur la santé humaine. « Protéger la nature, c’est nous protéger nous-mêmes. Ce lien entre écologie et santé n’est pas assez mis en avant mais il est fondamental », explique-t-il.
Sa mission dans ce contexte intervient à différents niveaux, car l’incommunication aussi se situe à plusieurs niveaux. A commencer par les chercheurs, praticiens et autres acteurs de la communauté one health, issus de différentes disciplines. Car ils sont censés travailler ensemble, en ont la volonté, mais ne se comprennent pas, n’ont pas les mêmes approches, pas le même vocabulaire… Ce qui ne facilite pas le décloisonnement.
“Ce lien entre écologie et santé n’est pas assez mis en avant.”
« Mon travail consistera d’abord à comprendre et à cerner les distances, puis à mettre en place une co-construction du sens pour tenter de se mettre d’accord sur ce qu’on porte. La troisième étape sera de travailler à la façon dont on transmet le message à l’extérieur pour qu’il fasse sens. Enfin, il s’agit d’instituer les changements dans la pratique, en prenant en compte la façon dont vont évoluer les populations, les institutions, les médecins sur les territoires. Il s’agit aussi de ne pas ‘‘réinventer’’ la roue et d’aller voir comment font les communautés qui ont réussi ce type de transmission. »
Modèles de résilience
Il cite le cas de communautés thaïlandaises avec lesquelles Serge Morand travaille : « Du fait qu’elles sont très en contact avec les écosystèmes forestiers, elles ont une organisation particulière avec des vigies, des mises en quarantaine, un accompagnement des malades… C’est un système de régulation qui leur permet de se protéger efficacement contre l’expansion des épidémies. » Autre exemple : les « expériences intéressantes, riches d’enseignements » en Afrique, qui ont permis à ce continent d’être moins touché que d’autres par le covid.
Vaste chantier, donc, qui suppose de répondre à l’urgence de se préparer aux crises et à la nécessité de travailler sur le temps long pour faire bien fonctionner ces mécanismes de communication et de transmission des connaissances. Mais le chantier en question et ses paradoxes ne l’effraient pas. C’est finalement assez proche de ce qu’il a tenté de mettre en place au Cisca. Mais avec des moyens importants et le « cocon » de l’Université.
Sans compter son autre cocon : celui du Livradois, où il peut toujours compter sur des « voisins formidables », des paysages apaisants et les légumes du potager. Les bases de la résilience, quoi.
Reportage réalisé le mardi 31 octobre 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty
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