Joanne s’installe dans le Livradois pour fabriquer des cadres de vélo en bois. Un projet qui reflète un choix de vie… où sens rime avec résilience.
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Presque amoureusement, elle caresse le cadre de ses mains d’experte, me désigne l’endroit où le hauban frotte un peu, l’endroit où elle doit ajouter un peu de matière, celui où elle a trop creusé le tube, lui donnant une allure pas tout à fait aussi élégante qu’elle le souhaitait… Mais quand même, le vélo de Joanne a beaucoup d’allure et d’élégance.
Parce que les pièces métalliques toutes noires – provenant pour la plupart de son ancien vélo – se marient à merveille avec son cadre blond en bois de frêne. Et parce que c’est elle-même, Joanne Lecorfec, qui a façonné la pièce maîtresse de ce cycle très classe pour un premier essai.
Nous sommes dans un atelier provisoire très encombré d’outils, d’établis, d’étagères… et de plusieurs vélos, dont le beau gravel à peine terminé, et dans un coin son ancien cadre qui a retrouvé de nouveaux équipements.
Un choix de vie
Je ne verrai pas le « vrai » atelier, car en cet après-midi très pluvieux où Joanne me reçoit, elle vient tout juste de couler la dalle de béton dans la vieille grange qui va bientôt accueillir ses premières machines : au minimum une raboteuse, une dégauchisseuse et une scie circulaire, et plus encore selon le résultat d’un financement participatif en cours.
Car Joanne n’a pas prévu de s’arrêter à la fabrication de son propre vélo. Cette première réalisation n’est qu’un prototype. La jeune ébéniste se lance en cet automne dans la création d’une activité professionnelle très spécialisée.
Pour la rencontrer, il faut parcourir des kilomètres sur des routes de campagne de plus en plus étroites, jusqu’à un tout petit hameau de la commune de Saint-Etienne-sur-Usson, en plein cœur du Livradois. C’est là qu’elle a choisi de s’installer avec son compagnon : un vrai choix réfléchi, qui fait sens par rapport à un choix de mode de vie lui aussi longuement mûri, ouvragé et poli comme une pièce d’ébénisterie.
Drôle de choix, pourrait-on penser. Mais en déroulant le fil du parcours de Joanne, on va finir par penser que c’est au contraire une évidence. Même si ce parcours commence bien loin des montagnes d’Auvergne, en Guadeloupe, où est née la jeune femme et où elle a vécu ses premières années sur un bateau. Puis à terre après qu’une tempête a détruit le bateau-maison familial.
Tâtonnements
« Déjà quand j’étais enfant, je voulais créer des objets utiles au quotidien, raconte Joanne. J’avais des carnets où je dessinais tout ce que j’inventais : une route plus accessible, un verre, des phares de voiture, un lit-coffre… » Mais il lui aura fallu beaucoup de temps, de détours, de hasards, de coups de pédale et de kilomètres avant que cette vocation n’aboutisse.
Arrivée en métropole à l’âge de 9 ans, d’abord près d’Avignon puis surtout en Chartreuse, près de Grenoble, où sa mère travaille pour un centre de vacances. « On vivait loin de tout, à 1100 m d’altitude, au pied des pistes de ski », dit-elle : un cadre idyllique, mais pas très propice pour bien ajuster un parcours d’étude. « J’ai choisi le lycée de Voiron parce qu’une voisine pouvait m’y déposer les lundis matin, et j’ai opté pour un bac pro assistant d’architecte : c’est ce qu’il y avait de plus proche de ce que je souhaitais, mais ça ne m’a pas passionnée. On m’a proposé de faire un bac d’art mais je n’ai pas osé. Mon deuxième vœu était en menuiserie, j’ai hésité à m’y réorienter mais finalement je suis restée et j’ai quand même beaucoup appris. » Bref, elle tâtonne, postule à des écoles d’art mais n’est pas retenue, s’essaie un temps à un DUT en génie civil mais ne tient qu’un semestre, retente sa chance en design sans succès…
« Déjà quand j’étais enfant, je voulais créer des objets utiles au quotidien.”
Ces difficultés montrent déjà l’originalité de son profil : Joanne veut à la fois concevoir et faire, être l’esprit et la main, tenir le crayon et le rabot. Mais elle l’exprime beaucoup mieux aujourd’hui qu’à cette époque où elle n’a pas été aidée pour définir son orientation, puis où elle a dû travailler pour payer ses études : « toute sorte de boulots, mais souvent serveuse ». Ce qui lui vaut de mettre en relation sa mère et son beau-père, en reconversion dans la restauration, avec son patron qui cherchait à vendre un hôtel-bar-restaurant. Et à les épauler durant sept mois jusqu’à ce qu’elle sente sa mère autonome dans la gestion de l’établissement. Elle commence alors à réfléchir sérieusement à ce qu’elle voudrait réellement devenir. « Je me suis demandé très concrètement dans quelle situation je me voyais travailler, pour qui, comment… »
Rencontres déterminantes
Réflexion qui a débouché sur une formation d’ébéniste dans un parcours de sept mois en formation continue, où elle découvre en vraie candide les métiers du bois, entourée d’apprenants pour qui les gestes de base étaient déjà évidents : « je me rappelle m’être sentie très bête à ne pas savoir mettre un mandrin dans une visseuse », s’amuse-t-elle.
« Je me rappelle m’être sentie très bête à ne pas savoir mettre un mandrin dans une visseuse. »
On passera (trop) rapidement sur les péripéties et concours de circonstances qui l’ont amenée à travailler pour la toute jeune coopérative La Raboterie à Grenoble, d’abord comme stagiaire puis comme alternante pour poursuivre une formation en menuiserie, enfin en salariée. « C’était la boîte rêvée, avec un super état d’esprit au début, dit-elle. Ça a matché tout de suite. J’ai fini par gérer l’atelier, mais j’avais envie de concevoir avec eux, et de devenir associée. Mais ils ont fait d’autres choix et j’ai senti que je n’avais pas ma place. D’autant plus qu’en grossissant, l’esprit de l’entreprise avait changé : c’était moins familial, moins bienveillant, plus proche d’une entreprise classique. »
D’autres événements précipitent les choses : le premier confinement, puis la rencontre avec celui qui allait devenir son compagnon, peu avant le deuxième confinement. Thibault, ingénieur travaillant dans l’hydrogène, est lui aussi en plein questionnement sur le sens de son travail et de sa vie.
“On vivait notre meilleure vie ! »
Le deuxième confinement se passe à quatre, avec Thibault et un couple d’amis communs en Maurienne. Même si elle est la seule des quatre à continuer à se déplacer pour son travail, cette période est heureuse et fondatrice : « Il y avait un potager, des abeilles… On vivait notre meilleure vie ! », résume-t-elle. Elle me confie un peu plus tard qu’elle disposait sur place de tout un matériel de menuiserie et que les trois ingénieurs qui l’entouraient la regardaient s’en servir avec admiration… Un regard propre à vous conforter dans la valeur d’un métier manuel et d’une vocation.
L’aventure sur deux roues
C’est aussi dans cette période que se scelle le projet de voyage à deux. Le temps pour Joanne de négocier une rupture conventionnelle, de se défaire de son appartement et de s’organiser : six mois plus tard, Joanne rejoint Thibault à La Rochelle pour un an et demi de périple à vélo, en voiture parfois, et même en voilier, à travers toute la France, avec un crochet pour une réunion de famille en Guadeloupe qui n’aura finalement pas lieu, avec donc un retour à mi-chemin après une escale aux Canaries. Du camping, du wwoofing, des changements de vélo pour passer du cyclotourisme – chemins et grosses sacoches – à la pratique plus légère du bikepacking. Des rencontres très très inspirantes, d’autres plus décevantes. De la plaine et de la montagne. Des moments de doute et des enthousiasmes. Des pauses. Des itinéraires biscornus et apparemment illogiques, comme cette décision d’aller à une fête entre amis à Cannes en commençant, depuis l’Auvergne, par prendre la direction de Paris. Ou celle de reprendre la route en voiture pour mieux faire du vélo…
Pourtant en ce début juillet 2021 où ils donnent les premiers coups de pédales, ils ne savent pas tout ça. « Nous savions pourquoi et d’où nous partions, mais il n’y avait pas de date de fin. L’essentiel était que nous avions une envie commune : on partait du bon pied. »
Retranscrire tous les épisodes et rebondissements occuperait un livre entier. Il faudrait y inclure cet épisode aux Canaries qui leur donne la chance d’assister à l’éruption du volcan sur La Palma, mais aussi de subir la suffocante pluie de cendres qui suivit. Mais aussi les passages de cols dans des conditions parfois très rudes. Ou, plus réjouissant, les liens noués avec un couple de fermiers près de Limoges avec lesquels ils ont partagé durant quelques semaines de wwoofing « une vie à la campagne chargée, dense mais belle ».
“Plus on pédalait, plus l’idée grandissait.”
Et puis cette idée qui leur vient en cours de route de fabriquer un vélo en bois. D’abord une idée un peu en l’air. « Mais plus on pédalait, plus l’idée grandissait, raconte Joanne. A un moment, pendant un wwoofing en Lozère où on avait pas mal de temps libre, on s’est mis à réfléchir plus sérieusement. A des slogans, à un nom, à la façon de s’y prendre. Nous nous sommes vraiment projetés. Au début on n’y croyait pas trop, mais on en parlait à tous les gens qu’on rencontrait et tout le monde était à fond ! »
Atterrissage en Auvergne
Bien plus tard, parvenus à Strasbourg, l’évidence leur est apparue qu’ils voulaient vivre à la campagne. Et qu’il fallait qu’ils se posent pour développer le projet. Ces deux grands sportifs voulaient aussi de la montagne, la possibilité de « ne pas dépendre de la voiture et de s’organiser pour faire le plus de choses possible à vélo ». Après avoir envisagé l’Ariège ou le Jura, ils s’orientent vers l’Auvergne, où Thibault a une partie de sa famille, ainsi qu’une maison de vacances à disposition d’où le couple va pouvoir rechercher son propre nid.
Check-list de cette prospection : une maison assez grande pour recevoir des amis, une annexe de type grange pour aménager l’atelier, du terrain autour pour des cultures, des voisins sympas. Arrivés après leur dernière grande boucle passant, tout de même, par le col le plus haut d’Europe, ils se posent dans le Livradois en septembre, trouvent et parviennent à acheter leur petit domaine grâce au soutien des proches et à la bienveillance d’un courtier emballé par le projet, et s’y installent à l’été dernier.
« Le projet a pris une autre dimension, très concrète.”
Entretemps, pour viabiliser leur projet de vie, Thibault trouve un emploi dans une entreprise de projets photovoltaïques à Clermont, où il se rend chaque jour : 18 km à vélo jusqu’à la gare d’Issoire, puis le TER. « L’idée, explique sa compagne, c’est qu’il rejoigne l’entreprise d’ici à un ou deux ans ; il peut apporter ses connaissances sur les aspects mécaniques que je ne maîtrise pas aussi bien. »
Et donc, Joanne se lance dans le montage du projet, la recherche de fonds, la fabrication du premier prototype… « Le projet a pris une autre dimension, très concrète. C’est chouette mais intense ; mais pour l’instant, il n’y a que du bon », sourit-elle.
Les vertus d’un gravel en bois
Elle est maintenant rôdée à expliquer ses choix, ses objectifs, ses méthodes, la philosophie du projet. Il s’agit de proposer des cadres de gravel sur-mesure. Le choix de ce type de vélo s’est imposé, issu directement de l’expérience voyageuse de Thibault et Joanne – dont les prénoms ont inspiré, sous forme d’acronyme, le nom de la marque : Tijo.
“Le bois apporte aussi un confort indéniable car il ne répercute que très peu les vibrations.”
« Nous étions d’abord partis en vélo tout chemin (VTC), puis en vélo de route en mode bikepacking. Le premier était lourd, pouvait nous emmener loin mais pas très vite ; le second nous donnait plus de sensations sportives, mais nous regrettions de ne plus pouvoir aller sur les chemins. D’où notre intérêt pour le gravel qui permet un peu tout. Nous nous sommes rendu compte que l’on doit toujours faire des compromis dans le choix du vélo par rapport à un projet d’utilisation. Cela amène à l’idée du sur-mesure : à partir du cadre en bois, l’objectif est de pouvoir composer un vélo personnel, avec les pièces souhaitées en fonction du projet. Quant à l’intérêt du cadre en bois, il est bien sûr esthétique, mais le bois apporte aussi un confort indéniable car il ne répercute que très peu les vibrations, donnant l’impression d’‘absorber’ les chocs et les aspérités du terrain. »
Elle a fait aussi le choix de bois provenant des forêts locales, à choisir par chaque commanditaire : le frêne pour sa solidité et sa souplesse, le chêne plus rigide, le noyer intermédiaire, et toutes leurs nuances de couleurs, sans compter la singularité de chaque pièce de bois dans le dessin des veines. Et pourquoi pas ultérieurement des expérimentations moins attendues : « J’aimerais bien essayer des fruitiers, par exemple le poirier avec sa couleur rosée et son grain très fin… »
L’esprit avec la main
A partir de ce bois brut, entre en jeu tout le savoir-faire de l’ébéniste. La conception et la réalisation de ce premier prototype mériterait un récit entier : les longues recherches sur l’ordinateur, l’analyse des données disponibles sur la géométrie des cadres, la résistance des tubes, les épaisseurs nécessaires, la comparaison avec « le peu d’informations qu’on peut trouver sur le bois », les problématiques provenant du fait que le bois, contrairement au carbone ou à l’acier, n’est pas un matériau homogène. « C’est là que ma connaissance est intervenue en plus des calculs », souligne-t-elle.
« Ce n’est pas un vélo d’ingénieur.”
Puis elle a pris le crayon pour dessiner les premières esquisses. En continuant à réfléchir : dimension, poids, adaptations pour accueillir les pièces métalliques dans ce matériau si particulier, renforcement des points de fragilité…
Et enfin, le plan dessiné à la main. Et la réalisation « avec des machines prêtées par un voisin »… Au total 250 heures de travail, dont au moins 50 face à l’objet.
« Ce n’est pas un vélo d’ingénieur, insiste-t-elle. Je n’utiliserai jamais de machine 5 axes car il me tient à cœur de garder mon savoir-faire manuel. La machine est peut-être plus précise, mais c’est important pour moi de garder le sens de faire concrètement les choses, en engageant le corps, en associant l’esprit avec la main. Je ressens que je peux transmettre quelque chose qui a du sens. »
Selon l’évolution du travail, il y aura encore deux ou trois prototypes, une demande de test pour obtenir la caution d’une norme – pas obligatoire pour un objet artisanal mais signature d’une qualité irréprochable.
Puis ce sera la production des premières commandes à partir du second semestre 2024, à raison de deux vélos créés en parallèle, en quinze jours. « Mon objectif est d’en réaliser quinze par an », dit-elle, annonçant des tarifs – à 3 500 euros le cadre – qui la placent finalement en milieu de fourchette de l’existant. Avec un marché potentiel d’amateurs de beaux objets personnalisés.
« Mon objectif est d’en réaliser quinze par an. »
Pour l’immédiat, elle se concentre sur le court terme : un financement participatif qui se termine bientôt pour l’achat des machines, la promotion du projet, l’aménagement de l’atelier. Puis à partir de janvier, la confection des prototypes suivants, parallèlement à un peu de travail rémunéré, deux jours par semaine, pour un confrère ébéniste inscrit comme elle à la coopérative d’emploi Appuy Culture.
Pour les grandes balades à vélo, les sorties sportives et autres loisirs, elle patientera un peu. « Mais avec mon compagnon, nous allons quand même régulièrement grimper au club d’escalade d’Issoire. Ça, on y tient ! » Un style de vie, ça se construit patiemment mais sûrement, quand on a compris ce qui fait sens aussi bien que Joanne.
Reportage réalisé le mardi 21 novembre 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty
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