« Les représentants du personnel des entreprises peuvent avoir un impact », estime Thibaut de l’Eprevier

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

Thibaut de l'Eprevier, expert auprès des CSE
Les comités sociaux et économiques ont depuis 2021 de nouvelles compétences sur les sujets environnementaux. Mais ils s’en emparent peu, révèle Thibaut de l’Eprevier, expert auprès des CSE.

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

Pour une fois, la loi donne formellement des prérogatives pour aiguillonner les entreprises sur les questions environnementales, mais elles ne sont pas – ou peu – utilisées. C’est pourquoi, connaissant bien l’univers de ce qu’on appelait les comités d’entreprise avant les fameuses lois Macron, j’ai eu envie de soulever cette problématique. Pour une fois, parler de ce qui ne fonctionne pas bien plutôt que des belles initiatives.

Parce que les entreprises ont un rôle clef dans la vie des territoires et dans les questions d’environnement.

Parce que les comités d’entreprise ont une position clef dans les entreprises en question, à l’interface entre les salariés – qui connaissent les réalités du terrain – et les dirigeants – qui prennent les décisions.

Parce que le rôle des représentants élus du personnel est tout sauf facile, et qu’avant de se préoccuper de l’incidence de l’entreprise sur l’environnement ou de l’incidence de l’environnement sur l’entreprise, ils doivent se préoccuper des niveaux de salaire, des méthodes de management, des conditions de travail, de la gestion des carrières et des mobilités, de l’égalité entre femmes et hommes, des choix stratégiques de l’entreprise, et encore mener leurs propres actions sur les activités sociales et culturelles en faveur des salariés… et la liste est loin d’être close !

C’est pourquoi cette fenêtre d’action sur l’aspect environnemental n’est pas facile à porter… à moins, peut-être, que les salariés qui les ont élus soient eux-mêmes porteurs de ces questions, contribuent à les faire émerger, à les formuler, à les documenter…

Les salariés – qui sont aussi des citoyens – sont encore très majoritaires dans l’économie de notre pays et de nos territoires. Ils pourraient donc constituer un beau levier d’action.

Bref, encore un domaine où la notion d’action collective aurait intérêt à être élargie…

Marie-Pierre

Le cabinet d’experts-comptables Syndex est spécialisé dans l’accompagnement des comités sociaux et économiques (les anciens comités d’entreprise), pour les aider à analyser et comprendre les informations transmises par l’employeur. Dans le bureau clermontois du cabinet, Thibaut de l’Eprevier est le plus impliqué sur ces questions.

La loi Climat et Résilience de 2021 a donné de nouvelles prérogatives aux CSE dans le domaine de l’environnement. Quelles sont leurs possibilités d’agir sur ce sujet ?

Ils avaient déjà une part de prérogatives auparavant. Car ils ne sont pas seulement là pour distribuer des places de cinéma, comme on le pense souvent ! Ils ont aussi pour rôle de représenter les salariés auprès de la direction de l’entreprise. À ce titre, la direction doit les informer de tout ce qui peut avoir un intérêt pour les salariés collectivement, y compris la situation de l’entreprise ou la stratégie à moyen terme.

“Sur des sujets comme la pollution, il y a déjà une maturité du dialogue social.”

Donc depuis que les comités d’entreprise existent, ils ont la possibilité d’interroger sur des sujets environnementaux. Sur les problèmes de pollution, ou de sécurisation de la ressource en eau par exemple. Car cela peut avoir des conséquences sur la santé des salariés, ou bien, si la DREAL venait à s’en saisir et à imposer des mesures, sur l’économie de l’entreprise.

Sur des sujets comme la pollution, il y a déjà une maturité du dialogue social. Ce sont des sujets qui sont abordés, mais davantage sous l’angle de la santé et de la sécurité au travail.

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Dans ce contexte, qu’a apporté la loi Climat ?

D’abord, il s’agit d’une loi globale qui a permis de sensibiliser un peu plus la population française aux problématiques environnementales.

Plus spécifiquement sur les prérogatives des CSE, elle leur a apporté la capacité d’interroger la direction au sujet de l’impact de l’entreprise sur l’environnement, et pas uniquement sur la pollution. Cela inclut le risque climatique, la biodiversité, etc. Leur légitimité sur ces sujets ne se pose plus.

La nouveauté, c’est aussi la possibilité d’aborder le sujet dans l’autre sens : non seulement l’impact de l’entreprise sur l’environnement, mais aussi l’impact des dérèglements sur l’entreprise, dans une optique de gestion des risques.

Ce qui pose problème, c’est que ces sujets sont tellement vastes qu’il est difficile de s’en saisir.

Concrètement, quels moyens la loi a-t-elle donnés aux CSE pour travailler sur ces questions ?

Tout d’abord, la BDES – base de données économiques et sociales – s’est élargie aux questions environnementales en devenant BDESE. Il s’agit d’informations sur la situation de l’entreprise que l’employeur a obligation de communiquer au comité social et économique. Un décret a défini le minimum d’informations obligatoires. Cela inclut par exemple les ressources en énergie ou en eau consommées, ou la circularité, mais sans imposer un bilan carbone. Ce sont des informations simples à recueillir et pourtant beaucoup d’entreprises ne les donnent pas.

“Rien n’empêche l’entreprise d’aller au-delà de ce minimum légal si le dialogue est possible.”

Cependant, rien n’empêche l’entreprise d’aller au-delà de ce minimum légal si le dialogue est possible. Il y a un temps privilégié, tous les quatre ans au moment du renouvellement des représentants des salariés, où le CSE négocie son fonctionnement avec l’employeur. Cela peut être le moment de discuter de ce qui va être communiqué dans la BDESE et d’obtenir des informations sur des indicateurs plus spécifiques.

Thibaut de l'Eprevier
Pour Thibaut de l’Eprevier, les problématiques environnementales de l’entreprise concernent les salariés car elles peuvent avoir une incidence sur la situation économique ou les conditions de travail.

L’autre possibilité d’obtenir des informations, c’est à l’occasion des informations-consultations, dont certaines sont obligatoires pour les entreprises de plus de 50 salariés : sur les orientations stratégiques de l’entreprise, la situation économique et financière, la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi. Ce sont des moments où les élus peuvent insister pour avoir des précisions, poser des questions, car ils ont à rendre un avis. Mais cela nécessite qu’ils soient en capacité d’analyser les informations.

Pour prêcher pour ma paroisse, les élus peuvent alors commander à des experts-comptables une expertise pour les aider à comprendre les informations fournies par la direction. C’est à ce niveau que Syndex intervient.

Comment les CSE peuvent-ils se saisir de ces différentes prérogatives ? Que peuvent-ils faire de ces informations ?

Le seul pouvoir qu’ils ont est d’en discuter, et de rendre publiques certaines informations, que ce soit auprès des salariés ou auprès des médias. Au-delà, ils peuvent intervenir seulement dans les cas de « danger grave et imminent », en émettant des alertes.

“La force des élus, c’est qu’ils ont la vision du travail réel sur le terrain.”

Cependant, dans le dialogue plus régulier, ils peuvent toujours en discuter lors des réunions plénières avec la direction, faire des propositions, questionner. Certains employeurs y sont ouverts et ce dialogue n’est pas négligeable, car les dirigeants d’entreprises aussi naviguent à vue sur ces questions, qui sont le plus souvent nouvelles pour eux aussi. Ils peuvent avoir envie de bien faire, se saisir d’un axe sans en mesurer les conséquences, et les CSE peuvent leur apporter un autre angle de vue pour mieux mesurer les risques et évaluer la direction à prendre.

La force des élus, qui sont aussi des salariés et sont en contact avec l’ensemble des salariés, c’est qu’ils ont la vision du travail réel sur le terrain, la connaissance concrète du travail et des conditions de travail. Alors qu’il est devenu rare dans les grandes entreprises d’avoir des dirigeants qui viennent du terrain : ils savent décrire les processus, mais ne voient pas comment ils sont appliqués.

Jusqu’où les élus peuvent-ils aller dans ce questionnement ?

Cela dépend de la culture de l’entreprise. Une entreprise classique « du vingtième siècle » va se considérer uniquement responsable de son activité, dans sa bulle, sans beaucoup de lien avec l’extérieur. Mais une entreprise n’est pas hors sol. On a commencé à prendre conscience qu’elle a des liens avec de nombreuses parties prenantes : fournisseurs, clients, collectivités, voisinage, etc. C’est le concept de la responsabilité sociale et environnementale (RSE). Les salariés sont légitimes à s’intéresser à ces questions, car elles vont influer sur l’économie de l’entreprise.

De par ton expérience de conseil auprès des CSE, estimes-tu qu’ils se sont emparés du sujet ?

Pas vraiment ; on en est aux balbutiements. Ceux qui s’en saisissent sont les élus des entreprises qui ont elles-mêmes la volonté d’avancer sur ces sujets – et dans ce cas, les représentants du personnel ont du mal à aller plus loin. Mais ils peuvent dialoguer avec les dirigeants, pour interroger par exemple le positionnement de l’entreprise dans les injonctions contradictoires entre nécessité de croissance et exigences environnementales, ou pour rester dans une situation d’amélioration continue.

Pourquoi cette difficulté à s’emparer de ces questions ? Quels sont les freins ?

Les élus eux-mêmes, souvent, ne sont pas assez sensibilisés. Ils ont énormément de sujets à traiter et ils doivent se former globalement sur tout, mais encore plus sur les aspects environnementaux, qui sont des sujets nouveaux.

De ce fait, les comités sociaux et économiques vont avoir le réflexe de se focaliser sur les thèmes plus classiques pour eux : la rémunération, les conditions de travail… Ils ont l’impression que c’est un sujet de plus qui s’ajoute aux autres. Mais je pense que cela ne s’ajoute pas, c’est un autre angle de vision sur les sujets classiques, qui élargit le champ de vision mais ne révolutionne pas le mandat.

“Ils ont l’impression que c’est un sujet de plus qui s’ajoute aux autres. Mais je pense que cela ne s’ajoute pas, c’est un autre angle de vision.”

Bien sûr, les directions sont souvent bien contentes de laisser les élus dans l’ignorance de ces sujets, car c’est difficile d’être challengé sur des questions qu’on ne maîtrise pas soi-même.

Il peut aussi y avoir du déni ou de la crainte que des mesures en faveur de l’environnement n’aille pas dans le sens de l’intérêt des salariés. Sans parler du fait que pour poser ces questions face à la direction, il faut être très à l’aise dans son rôle.

Table ronde Cezam sur le rôle environnemental des CSE
Table ronde sur le rôle environnemental des CSE, en novembre 2022, lors de l’Observatoire de l’association inter-CSE Cezam Aura à Cébazat. Thibaut de l’Eprevier (deuxième à partir de la droite) y intervient, entouré d’élus d’entreprises lyonnaises… car peu de CSE en Auvergne sont en mesure de témoigner sur ce sujet.

As-tu tout de même pu traiter ces questions avec certains CSE dans les expertises ?

J’ai pu obtenir sur certaines missions de traiter un peu des impacts environnementaux. On ne peut rien imposer mais avant d’intervenir, nous discutons des axes de la mission avec le CSE commanditaire. C’est à ce moment qu’on peut suggérer des angles qui questionnent l’environnement, éventuellement par le biais économique ou celui des conditions de travail, sans que ce soit un axe de mission formel : comment l’activité peut affronter une sécheresse ? Les bureaux sont-ils adaptés à une hausse des températures ? Les bâtiments peuvent-ils supporter une crue de la rivière mitoyenne ?… C’est par ces approches que j’ai pu indirectement informer ou sensibiliser des élus. Et par-delà, sensibiliser aussi les directions. Cela enrichit un peu le dialogue social. Pour l’instant je n’ai pas eu l’occasion d’aller plus loin.

Mais ce pourrait être intéressant. Par exemple, j’interviens dans une entreprise qui produit du plastique : cela aurait du sens de demander à la direction si elle pense que l’activité a un avenir.

De quelle façon un cabinet d’expertise-comptable peut-il être compétent pour accompagner les comités sociaux et économiques sur les questions environnementales ?

Historiquement, la loi a donné la compétence d’accompagnement des comités d’entreprise aux experts-comptables du fait qu’ils sont tenus à la confidentialité, afin que les employeurs consentent à transmettre des informations. Mais l’environnement est clairement une compétence nouvelle, sur laquelle nous nous formons.

Notre rôle est de manipuler et d’analyser des masses importantes de données pour qu’elles soient communiquées et comprises par les représentants des salariés ; il n’est pas de questionner les solutions. Nous pouvons faire des recommandations sur la méthodologie, donner une impulsion pour qu’un CSE s’empare du sujet, mais pas plus.

“Je conseille une stratégie des petits pas : se lancer d’abord sur un sujet qui nous parle.”

Sur l’environnement, il y a quelques questions classiques mais beaucoup d’autres qui sont spécifiques à un secteur ou à une entreprise. Notre approche à Syndex est double : d’une part une analyse de la RSE qui examine comment les parties prenantes sont consultées, quels sont les biais, les plans d’actions… Et par ailleurs, nous questionnons l’impact de l’activité sur l’environnement, ce qui va débuter par un état des lieux, par rechercher quels risques sont identifiés, quels processus internes sont mis en place, comment sont pris en compte l’amont et l’aval.

Les cas de figure seront très différents selon qu’on intervient dans une entreprise de service, un commerce, une industrie. Cette diversité, et le fait d’aller questionner aussi les parties prenantes : cela fait tout l’intérêt de ces questions !

Pour aller plus loin : « »

Que conseillerais-tu à un CSE qui veut se lancer sur ces thématiques ? Par où commencer ?

Je conseille une stratégie des petits pas : se lancer d’abord sur un sujet qui nous parle. On en a tous au moins un : les déchets, la biodiversité, la pollution…. Bien sûr il faut un sujet qui intéresse les élus collectivement. Commencer par s’y intéresser, questionner, faire des propositions. Une fois que le dialogue a pu s’ouvrir avec la direction, cela commence à devenir fécond, quand on peut arriver à se mettre d’accord pour aller au-delà de l’application de la loi.

Penses-tu que les comités sociaux et économiques pourront avoir un impact, à l’échelle du territoire ?

J’en suis convaincu, et à plusieurs titres. Il faut savoir que les syndicats, eux, sont très actifs sur ces questions et que les représentants syndicaux, aux côtés des CSE, sont présents dans l’entreprise et dans les réunions plénières ; hors de l’entreprise, ils sont présents dans tous les organismes paritaires ; ils peuvent également être entendus dans les médias.

“Ces sujets peuvent se révéler plus consensuels que les sujets classiques du dialogue social.”

Mais les élus aussi peuvent peser sur ces questions s’ils s’en emparent, car actuellement, le rapport de force n’est plus autant en faveur des employeurs, avec les métiers en tension, les reconversions, les exigences des jeunes salariés. L’employeur doit davantage se soucier de plaire à ses salariés.

De plus, ces sujets peuvent se révéler plus consensuels que les sujets classiques du dialogue social : il sera plus facile de s’entendre sur le fait qu’il faut traiter la question que sur les rémunérations ! Après, au moment d’aborder les solutions, ce sera peut-être moins consensuel…

L’équipe Syndex de Clermont travaille en Auvergne, tout faisant partie d’un cabinet qui intervient partout en France. Avec cette double focale, peux-tu dire si les CSE d’Auvergne sont en retard sur ces questions par rapport à d’autres régions ?

Ils sont indéniablement en retard, par rapport à des régions comme la Bretagne, les Pays de Loire, la région lyonnaise. Globalement, les régions où les CSE bougent sont celles où il existe des problèmes environnementaux liés à l’industrie : que ce soit la chimie, l’énergie, l’agro-industrie, etc.

Ici, il y a une seule grosse industrie, Michelin, qui s’implique en interne, mais il n’y a pas de possibilité d’aborder ces questions à l’échelle d’un écosystème d’entreprises. Et partant, les CSE n’ont pas les mêmes motivations. Il y a ici d’autres réseaux qui portent ces sujets, mais les CSE seraient légitimes aussi à s’en emparer.

Pour prendre contact ou suivre l’actualité du bureau local de Syndex, consulter la page Facebook.

Propos recueillis par Marie-Pierre Demarty le 24 janvier 2024. Photo de Une Marie-Pierre Demarty : Thibaut de l’Eprevier.

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