Un tour aux champs 2/2 : 250 agriculteurs par an soutenus par leurs pairs en Auvergne

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

Vue de la Limagne avec champs, tracteur et la silhouette du Puy-de-Dôme au loin
L’association Solidarité Paysans accompagne les agriculteurs en difficulté : un système de soutien entre pairs, patient, humain, global… et très efficace. Témoignage en binôme d'une salariée et d'un bénévole.

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

Suite de la balade à la ferme…

Pas seulement pour mettre en lumière les difficultés du monde agricole, même si c’est important aussi. Car dans la perspective d’un territoire vivable, c’est quand même mieux d’avoir de quoi se nourrir, donc de prendre soin de ceux qui produisent la nourriture.

Mais l’association Solidarité Paysans me semble particulièrement intéressante pour d’autres raisons. D’ailleurs, croyez-le ou non, j’avais ce sujet en prévision depuis bien avant le mouvement des agriculteurs…

La façon dont les agriculteurs se sont organisés pour s’aider entre pairs me semble très inspirante. Dans quel autre métier ou quelle autre filière on passe du temps à soutenir de façon aussi bienveillante et patiente les collègues, confrères et consœurs, pour ne pas dire les concurrents, y compris ceux avec qui on n’est pas du tout d’accord sur la vision du métier ?

Quoi de plus résilient que ce sens de la solidarité ?

Et quoi de plus impressionnant que ce chiffre de 90% de maintien de l’activité, dans un métier dont on sait la dureté et la fragilité économique, du moins dans les modes d’organisation vers lesquels s’est embarquée notre société.

Du grain à moudre ? De la graine à prendre ? Des bonnes pratiques à récolter ?

Marie-Pierre

Le fonctionnement est simple. Quand un agriculteur en difficulté ressent qu’il ne pourra pas trouver seul la solution à ses problèmes, il peut solliciter l’association Solidarité Paysans. Après une première conversation au téléphone pour cerner la problématique, il lui est proposé un premier rendez-vous sur la ferme. A partir de là, il sera accompagné – gratuitement après paiement de l’adhésion – par un binôme composé d’un salarié de l’association et d’un accompagnant bénévole. Ce dernier est souvent lui-même agriculteur, ou éventuellement un professionnel spécialisé qui connaît bien la problématique : comptable, juriste, communicant, etc.

“Le binôme prend le temps d’écouter et de bien comprendre la demande.”

Laure Gaillard

Laure Gaillard, chargée de communication de Solidarité Paysans en Auvergne, détaille le déroulement : « Le premier rendez-vous sur place peut durer deux à trois heures. Le binôme prend le temps d’écouter et de bien comprendre la demande, qui n’est pas toujours facile à formuler. Il faut que la confiance s’installe. Dès cette première rencontre, on met en place un plan d’action, en établissant les urgences, en regardant s’il y a des rendez-vous à prendre, un dialogue à renouer avec l’administration, la banque, etc. Ensuite, les rendez-vous sont souvent assez rapprochés au début pour régler les urgences, puis s’étirent un peu plus, pour prendre le temps de consolider la pérennisation. L’accompagnement dure en moyenne deux à trois ans, mais cela cache de grosses disparités. Certains se concluent dès ce premier contact ; pour d’autres, cela peut aller jusqu’à dix ans s’il s’agit d’une procédure longue, comme un redressement judiciaire, une liquidation, ou une mise à la retraite. »

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Confidentiel et sans jugement

La pertinence de cette formule repose sur plusieurs facteurs, dont la confidentialité et la neutralité. « Nous nous assurons que la personne aidée et l’accompagnant bénévole ne se connaissent pas. Ou bien, si c’est le cas, nous demandons si chacun des deux est ok et sinon, on choisit un autre bénévole », précise Laure. Lui-même bénévole ayant effectué ses premiers accompagnements cette dernière année, Emmanuel Morand approuve : « C’est souvent plus facile de se confier à un inconnu. »

« On n’est pas là pour prendre les décisions, mais pour aider la personne en difficulté à prendre du recul.”

Emmanuel Morand

Cela garantit aussi un autre principe de l’association, que l’agriculteur d’Entraigues apprécie particulièrement : « On accompagne l’humain, sans jugement. Et on n’est pas là pour prendre les décisions, mais pour aider la personne en difficulté à prendre du recul. Car nous avons tous la tête dans le guidon et un œil extérieur peut être nécessaire pour trouver une solution. Par exemple, nous n’allons pas interférer dans les choix de méthode de culture, sauf si ça peut être une solution. »

Enfin un dernier ingrédient est considéré comme indispensable : l’exploitant en difficulté doit faire la démarche d’appeler. « Nous ne prenons jamais l’initiative de prendre contact, souligne Laure. Souvent, c’est d’abord l’entourage qui nous sollicite, par exemple une épouse désemparée. Nous l’informons, nous la conseillons, mais si l’agriculteur lui-même ne prend pas l’initiative de venir vers nous, cela ne fonctionnera pas. »

Laure Gaillard et Emmanuel Morand
Laure Gaillard, chargée de communication de Solidarité Paysans en Auvergne, et Emmanuel Morand, agriculteur et bénévole accompagnant, témoignent : “L’aide est sans jugement, et strictement confidentielle.”

Une multitude de problématiques

Emmanuel témoigne avoir récupéré une brochure pour un copain dont il soupçonne le mal-être, mais pour l’instant en vain. « Il continue à dire qu’il n’a pas de problème. » Laure cite le cas d’une autre personne qui a mis six ans à se décider à appeler. « C’est un cheminement », constate-t-elle, déplorant que “trop souvent, ils attendent trop longtemps, alors que plus on s’y prend tôt, plus on a de marge de manœuvre pour agir et trouver des solutions permettant de s’en sortir. »

De fait, les bénéficiaires des accompagnements attendent bien souvent d’être au pied du mur, sous la pression des créanciers, des banques, de l’impossibilité de verser leurs cotisations sociales…

« On peut se sentir vite dépassé et à un moment, on abandonne. »

Emmanuel Morand

Ce qui frappe dans leurs propos, c’est aussi la variété des situations et des problématiques, qui peuvent être conjoncturelles ou structurelles, toucher à l’économique, à l’organisation, à la situation individuelle ou familiale, à des choix techniques ou des questions juridiques, à des aléas climatiques… Éventuellement à plusieurs facteurs qui se combinent ou s’enchaînent en cascade.

Ou même, comme on l’entend beaucoup dire dans le mouvement de protestation de ces derniers jours, cela peut concerner la montagne des démarches administratives. « On peut se sentir vite dépassé et à un moment, on abandonne », dit Emmanuel, qui comprend d’autant mieux qu’il partage ce vécu : « La plupart des agriculteurs n’ont pas choisi ce métier par intérêt pour la paperasse », euphémise-t-il, soulignant que les démarches se compliquent encore avec la dématérialisation. Avec une population où les quinquagénaires ou plus sont très représentés, mais aussi, souligne Laure, « des jeunes qui peuvent être très à l’aise sur les réseaux sociaux, mais beaucoup moins s’il s’agit de remplir un dossier. »

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Poupées russes

Tout l’intérêt de Solidarité Paysans est d’appréhender ces difficultés de façon fine et en considérant la situation de façon globale, alors que les autres dispositifs d’accompagnement existants pour les agriculteurs sont plus institutionnels et se concentrent sur des problématiques spécifiques.

Les mécaniques d’accompagnement instaurées par l’association sont d’autant plus adaptées qu’elles s’appuient sur un réseau national, bien structuré et déjà ancien, car Solidarité Paysans fonctionne depuis plus de trente ans. En Auvergne, elle a fait son apparition en 2005, d’abord à l’échelle du Puy-de-Dôme, puis peu à peu élargie aux départements de l’Allier, du Cantal et de la Haute-Loire.

Le maillage est structuré en « poupées russes », comme l’explique Laure, avec une organisation par départements, une association regroupant toute l’Auvergne, elle-même en relation privilégiée avec sa sœur de Rhône-Alpes pour répondre à des impératifs administratifs, et enfin une association chapeau à l’échelle nationale.

Celle-ci prend en charge le plaidoyer en faveur des agriculteurs en difficulté, mais apporte aussi au réseau un soutien par des formations, du conseil juridique, des groupes d’échanges thématiques…

90% de maintiens à la ferme

Cette solidité structurelle se traduit par une activité impressionnante. Chaque année, l’association auvergnate accompagne environ 250 paysans, dont 30% de nouveaux demandeurs. Leur profil reflète celui de la population agricole de la région, avec une forte proportion d’éleveurs, ainsi qu’un certain nombre de maraîchers, et des exploitations aussi bien en conventionnel qu’en agriculture biologique.

Vaches salers dans un pré
En cohérence avec le profil des agriculteurs dans la région, une forte proportion des accompagnements concerne des fermes d’élevage.

Laure Gaillard relève aussi que l’association accompagne 30% de femmes. La proportion des plus de 40 ans reste majoritaire, mais les sollicitations de plus jeunes sont en train de se développer, sans doute reflet de la part croissante de nouveaux arrivants non issus du monde agricole. « Ils ont la difficulté supplémentaire d’avoir à investir davantage dès l’installation », relève Emmanuel.

Éviter un suicide est déjà une réussite.”

Emmanuel Morand

Non seulement l’association est présente, mais elle obtient des résultats. « Ce que nous mesurons, c’est le fait que les personnes restent sur la ferme et continuent l’activité. C’est le cas dans 90 % des accompagnements, c’est très encourageant », explique Laure. « Et encore, le fait de ne pas continuer n’est pas forcément un échec ; une reconversion peut parfois être la meilleure solution, ou un départ à la retraite. Éviter un suicide est déjà une réussite”, souligne Emmanuel.

Selon son expérience, la décision d’arrêter l’activité peut être compliquée et nécessiter un accompagnement : “il y a un attachement au métier, une envie de transmettre la ferme dans de bonnes conditions… » Ce qui ravive chez Laure le souvenir de cet exploitant dont le premier appel s’exprimait en ces termes : « je travaille depuis l’âge de 15 ans et j’en ai aujourd’hui 40, je suis cassé, je n’en peux plus ; aidez-moi à arrêter ! »

La force du binôme

Une autre force de l’accompagnement réside dans le principe du binôme. Les accompagnements se font à deux : un salarié – ou plutôt une salariée devrait-on dire, car l’équipe de Solidarité Paysans en Auvergne compte six femmes sur sept personnes – et un des 110 bénévoles. Parmi ces derniers, les deux-tiers sont agriculteurs eux-mêmes, en activité ou en retraite, intervenant en fonction de leur disponibilité. « Mais leur proportion est en diminution et nous avons toujours besoin de recruter des bénévoles », précise Laure.

“Nous avons toujours besoin de recruter des bénévoles. »

Laure Gaillard

Pourquoi un binôme ? « C’est essentiel, car nous n’avons pas la même écoute et nos points de vue sont complémentaires », témoigne Emmanuel. L’un se fonde sur son expérience personnelle ; l’autre assure le suivi et le maintien d’un cadre, fait le lien avec les institutions, apporte ses propres connaissances techniques.

Emmanuel Morand et Laure Gaillard
La collaboration entre bénévoles et salariés est essentielle, chacun apportant un point de vue différent.

L’association veille aussi à l’encadrement des bénévoles : un temps d’accueil, des formations, l’intervention de psychologues leur sont dédiés, ainsi que des groupes de parole où ils peuvent échanger entre eux, y compris partager leurs interrogations sur les dossiers complexes – en respectant la confidentialité – « parce que les situations sont parfois lourdes émotionnellement, ou parce que le binôme peut aussi avoir besoin d’y voir plus clair en faisant un pas de côté », insiste Emmanuel, qui a pu apprécier cette “soupape” dès sa deuxième mission.

Se faire mieux connaître

La force du collectif bénéficie aussi aux personnes aidées. « L’accompagnement individuel est le cœur de notre activité, mais si nous identifions des besoins communs à certains, nous pouvons proposer en complément des groupes d’accompagnement collectifs », explique Laure. Les groupes créés en Auvergne ont pour thème le redressement judiciaire, ou les élevages laitiers en Livradois. Un autre groupe est centré sur les femmes – agricultrices et épouses d’agriculteurs – qui partagent leur vécu dans un milieu où elles ne se sentent pas toujours à leur place. « Elles s’encouragent ou peuvent relativiser leur situation en apprenant par où passent certaines autres… »

« Les femmes s’encouragent ou peuvent relativiser leur situation en apprenant par où passent certaines autres… »

Laure Gaillard

Économiquement, Solidarité Paysans vit de subventions publiques – Agence régionale de santé, Région, départements ou même des communes et communautés de communes, au gré d’appels d’offres – mais aussi de dons et de mécénat. « L’association a démontré sa pérennité mais la situation n’est pas faste pour autant, avec des subventions qui diminuent et des charges qui augmentent », observe la chargée de communication.

Curieusement, l’association ressent encore le besoin de se faire davantage connaître dans le monde agricole, et peut-être aussi de se faire reconnaître, dans un milieu où l’on ne s’ouvre pas facilement. Des débats, des animations, des interventions dans les lycées agricoles sont toujours nécessaires… mais jamais suffisantes.

Et pourtant… les manifestations de ces derniers jours nous racontent plus que jamais l’accumulation, la diversité et la complexité des problématiques du monde paysan. Si les réponses à y apporter relèvent du politique et concernent la société dans son entièreté, à l’échelle individuelle, l’action de Solidarité Paysans apparaît précieuse. Et n’a malheureusement pas fini d’être utile…

Pour en savoir plus : le site internet de Solidarité Paysans en Auvergne
Pour prendre contact pour le Puy-de-Dôme : 04 73 14 14 74 ou 63@solidaritepaysans.org
Pour découvrir d’autres témoignages, une vidéo de Solidarité Paysans Auvergne Rhône-Alpes


Reportage Marie-Pierre Demarty – texte et photos – réalisé le 31 janvier 2024. Photo de une : vue de la Limagne

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