A Pontaumur, l’abeille noire résiste à l’envahisseur grâce à ses protecteurs

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

Abeilles noires à l'entrée de la ruche

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

Je dois le confesser très humblement, je n’y connais rien à l’apiculture. Mais quand une initiative a pour but de favoriser la biodiversité, ça me donne envie d’aller voir de plus près.

Et je n’ai pas regretté le voyage. D’abord parce qu’en ce jour printanier de début avril, les Combrailles étaient magnifiques. Et surtout parce que j’ai appris beaucoup de choses, que j’essaie de transmettre dans cet article.

Si vous pensiez comme moi, naïvement, que les abeilles n’avaient à craindre que les méchants pesticides et que les apiculteurs formaient un groupe homogène de défenseurs de la nature, voici de quoi nuancer et complexifier un peu la problématique des pollinisateurs.

Marie-Pierre

Protéger les abeilles, c’est bien. Préserver la biodiversité des abeilles, c’est encore mieux. Comme c’est le cas pour bien d’autres animaux d’élevage, on a eu tendance à sélectionner les abeilles les plus productives, et en l’occurrence les abeilles jaunes, qui viennent du sud de l’Europe. Mais il en existe d’autres familles, et notamment l’abeille noire, ou apis mellifera mellifera de son nom savant, installée depuis 1,5 million d’années dans le nord du continent… y compris dans notre région.

Problème : on ne peut pas maîtriser la reproduction des insectes pollinisateurs aussi facilement que celle des vaches ou des moutons. Car les reines ne s’accouplent pas dans l’étable (ou en l’occurrence dans la ruche). Elles batifolent avec les mâles de leur territoire au cours d’un vol nuptial, dans un rayon de 3 à 5 km. Et plus les Italiennes d’élevage sont nombreuses sur un territoire, plus les noires auront tendance à s’hybrider ou à disparaître.

C’est pourquoi dans les Combrailles, où une variété endémique de l’abeille noire a été identifiée, une poignée de passionnés a résolu de créer un refuge pour préserver cette souche spécifique. En 2016, ils ont fondé le Conservatoire de l’Abeille noire en Combrailles ou CANEC.

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Rustique et bien adaptée

Pourquoi précisément en Combrailles ? « En Auvergne, les secteurs propices à l’apiculture sont surtout les plaines de basse altitude, donc la Limagne, et la zone du Sancy pour les transhumances en montagne. Les Combrailles sont un entre-deux qui, pendant longtemps, n’a pas intéressé les professionnels. C’est pourquoi l’abeille noire s’est maintenue. Il s’agit d’un type local spécifique car elle s’est adaptée à la flore et au calendrier de floraison, qui est ici tardif en raison du climat », explique Noël Mallet, président et principal animateur du Conservatoire.

“Plus robuste que l’italienne, elle a un hivernage plus long et elle consomme moins.”

L’insecte au costume sombre n’a plus beaucoup de secrets pour cet ancien proviseur du lycée agricole de Pontaumur. Car il les observe, les étudie et s’efforce de les protéger depuis plus de trente ans et la première étude qu’il leur avait consacrée en 1991.

Dans ce pays d’élevage et de prairie bocagère, l’abeille des Combrailles butine surtout, pour fabriquer son miel, le nectar du pissenlit, du trèfle blanc, du tilleul et de la ronce. « Pour le pollen, aliment protéique dont dépend la ponte de la reine, elle a besoin d’une diversité beaucoup plus grande. Ici cela commence fin février avec le noisetier et va jusqu’au lierre en fin de saison. C’est une abeille rustique adaptée à son environnement : plus robuste que l’italienne, elle a un hivernage plus long et elle consomme moins. Amener de l’abeille jaune ici est une aberration, car il faut lui donner du sirop, parfois même plus qu’elle ne fabrique de miel ! »

Façade en bois de la Maison de l'abeille noire
Récemment créée par le CANEC à Pontaumur, la Maison de l’Abeille du Pays se veut à la fois un centre de ressource, une miellerie mutualisée pour les producteurs adhérents et un lieu d’accueil du public.

Pourtant, quand aux alentours des années 1990 la plaine a connu un fort développement des pesticides pour les cultures céréalières, les apiculteurs ont commencé à s’intéresser aux Combrailles plus préservées. C’est alors que l’abeille autochtone a commencé à être menacée par les hybridations. « On s’est remués pour la préserver mais plus tard », commente Noël Mallet.

L’aboutissement d’une vie

A l’abri des pesticides, l’abeille noire subissait – et subit encore – une autre menace : celle du varroa destructor. Ce petit acarien parasite des abeilles, originaire d’Asie où les abeilles locales sont adaptées pour lui résister, a été introduit par mégarde en Europe avec des importations d’abeilles. « Il perce l’abeille, la détruit et peut aussi lui amener des virus. C’est une cause de pertes importante ; les apiculteurs qui sont en bio perdent ainsi 50% de leur cheptel tous les ans », décrit le président du Canec.

Toute robuste qu’elle soit, entre hybridations et parasites, l’abeille noire était donc menacée de disparition. L’aventure du Conservatoire de l’abeille noire en Combrailles a d’abord eu ce but de la préserver.

Noël Mallet devant des ruches de diverses catégories
Sur les hauteurs de Pontaumur, Noël Mallet me présente l’un des ruchers du Conservatoire, où est préservée la biodiversité… y compris celle des ruches !

Noël Mallet était en contact avec les chercheurs et notamment le spécialiste de ce pollinisateur, Lionel Garnery, qui dirige un laboratoire dédié du CNRS à Gif-sur-Yvette. « En 2015, il m’a proposé de créer un conservatoire ici… ou plutôt, il m’a dit ‘il faut venir’… et je me suis laissé entraîner dans cette galère », raconte Noël Mallet en plaisantant à demi.

Car cette « galère » semble l’aboutissement logique d’une vie entière, depuis l’époque de son enfance dans les Combrailles où il aidait son grand-père à s’occuper de ses quelques ruches, jusqu’à celles qui plus tard lui « permettaient de sortir de [s]on bureau », en passant par ses études d’ingénieur agricole à Bordeaux où il a fait sa thèse sur l’abeille noire des Landes.

« Même en zone rurale, les gens ne connaissent plus les abeilles.”

Aujourd’hui à la retraite, il est le principal gestionnaire d’un conservatoire qui a pris de l’ampleur. Mais il est tout de même bien entouré, dit-il, lorsqu’il s’agit de mettre en place des animations et démonstrations, de faire découvrir les pollinisateurs aux enfants ou de sensibiliser les plus grands. « Même en zone rurale, les gens ne connaissent plus les abeilles, il y a beaucoup d’idées reçues », note le président.

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Cercles concentriques

Mais ce contact avec le « grand public », important, n’a pas été la priorité initiale du Conservatoire. Il s’agissait d’abord de sauver l’abeille autochtone de la disparition. Car « préserver le vivant, c’est le préserver vivant », comme le proclame le slogan du Canec.

Pour cela, la stratégie consiste à établir un périmètre de protection, en trois cercles concentriques. Le centre de ce périmètre a été placé à Pontaumur pour profiter d’un contexte favorable : la présence du lycée agricole qui propose des formations en apiculture et possède son propre cheptel, l’absence de professionnels dans la zone protégée, mais des petits apiculteurs amateurs plus sensibles à la biodiversité, ainsi que des communes favorables au projet, dont une petite dizaine sont allées jusqu’à prendre des arrêtés en faveur de la protection de l’abeille noire.

« Le but est de préserver toute la biodiversité, le plus naturellement possible », explique Noël Mallet.

Panneau pédagogique
Dans le jardin contigu à la Maison de l’Abeille du Pays, un parcours pédagogique informe sur l’abeille noire. Sur le grand panneau, on peut notamment découvrir le principe des trois cercles concentriques de protection du pollinisateur local.

Le premier cercle établi, dans un rayon de 3 km autour de Pontaumur, a été déclaré « zone sanctuaire » ; c’est la zone où le Conservatoire s’efforce de préserver des souches pures de l’abeille locale et où sa cousine à rayures jaunes est déclarée « apis non grata ». La présence du Conservatoire et l’obligation pour tout apiculteur de déclarer ses ruches permettent de garantir qu’aucune ruche intruse ne viendra voisiner et fricoter avec l’autochtone.

Dans ce sanctuaire, il s’agit de développer une population de pure apis mellifera la plus importante possible. « Notre objectif est de parvenir à 150 ruches sur cette zone ; mais nous avons du mal à maintenir un cheptel suffisant. Aujourd’hui on est plutôt à 120 », indique le président.

La recherche en appui

La deuxième zone, dite « tampon », englobe un rayon de 7 km : c’est la distance à laquelle les reines de la zone sanctuaire peuvent s’aventurer lors du vol nuptial. Pour limiter les hybridations, ce deuxième périmètre assure une protection du premier cercle, avec des règles un peu plus souples, mais en proscrivant aussi les transhumances et en essayant de sensibiliser les apiculteurs locaux à l’intérêt de la protection. Enfin une zone périphérique de 7 km supplémentaires, sans règlementation, est définie pour le suivi et l’étude d’impact des mesures prises.

Autrement dit, le Conservatoire a permis d’ériger une sorte de bastion à plusieurs enceintes – immatérielles – pour repousser le plus possible l’envahisseuse, bastion qui englobe une quarantaine de communes.

Abeilles noires à l'entrée d'une ruche
Pour un œil connaisseur, l’abeille noire de pure souche peut s’identifier à sa couleur, à la longueur de ses poils, ou à celle des nervures de ses ailes.

Il a été érigé après un premier état des lieux qui a permis de caractériser la variété locale, confirmée par une étude génétique dans le laboratoire de Gif-sur-Yvette. « Nous l’avons fait réaliser une seule fois car c’est très coûteux ; mais nous assurons le suivi et le contrôle de la pureté des souches par l’observation morphologique. Cela concerne la couleur, la longueur des nervures des ailes, celle des parties pileuses, celle des poils… »

« Depuis 2016, nous avons participé à quatre programmes de recherche européens. »

Sans aller jusqu’à d’autres études d’ADN, le Canec a maintenu des contacts réguliers avec le monde de la recherche, que ce soit avec le laboratoire d’Ile-de-France ou avec des chercheurs locaux du CNRS. « Depuis 2016, nous avons participé à quatre programmes de recherche européens », relève Noël Mallet.

Développer l’apiculture

Mais la préservation n’est pas la seule vocation de la structure. Contrairement à certains autres conservatoires (il y en a une dizaine en France, réunis dans la FedCAN ou Fédération des conservatoires de l’abeille noire), celui des Combrailles ne se soucie pas seulement de préserver la biodiversité et les insectes à l’état sauvage. « Dès 2018, nous avons souhaité que le Conservatoire serve au territoire et nous avons lancé un programme de développement de l’apiculture pour l’ensemble des Combrailles. Nous avons créé des outils collectifs, avec l’objectif de proposer une alternative à l’apiculture conventionnelle », poursuit-il.

« Nous avons souhaité que le Conservatoire serve au territoire.”

L’abeille noire locale a donc été mobilisée pour produire du miel local, avec la complicité d’apiculteurs amateurs ou d’agriculteurs en poly-activité. Le Conservatoire en a recensé environ 180, dont 90 sont adhérents de l’association.

La méthode d’élevage impose de respecter un cahier des charges établi par le Canec. Elle s’applique à une apiculture en zones difficiles, uniquement avec des abeilles noires, en pluriactivité et sans transhumance.

Noël Mallet devant la centrifugeuse de la miellerie
Dans la miellerie, les équipements tout neufs permettent d’extraire et de conditionner le miel sur deux lignes de production, explique Noël Mallet, ici devant les centrifugeuses.

Le Canec se veut aussi un lieu d’accueil pour favoriser l’installation des apiculteurs, pour les guider, les conseiller – par exemple pour la préservation et la conservation des haies, si propices à l’activité des pollinisateurs. L’idée est également de se constituer en centre de ressources pour les acteurs locaux de l’apiculture traditionnelle.

Outils techniques et pédagogiques

Les outils développés comprennent l’installation de quelques apiculteurs qui produisent des multiplicateurs, c’est-à-dire des colonies de mâles : les producteurs de miel ont ainsi la possibilité d’y amener leurs reines pendant la période de reproduction, ce qui optimise les chances de maintenir le patrimoine génétique de l’abeille des Combrailles.

Les adhérents peuvent également, sous conditions de respect du cahier des charges et de quelques formalités, utiliser la marque déposée créée par le Canec. « Elle est très appréciée du public. Le miel de l’abeille noire n’est pas meilleur car c’est la fleur qui détermine la qualité du miel. Mais la marque garantit une production dans le respect de l’environnement et des valeurs que nous prônons », souligne Noël.

L'accueil de la Maison de l'abeille du Pays
A l’accueil de la Maison de l’abeille du Pays, on peut trouver de la documentation, mais aussi du miel de la marque du CANEC, “très appréciée du public”.

Depuis un an, la mutualisation a franchi un pas supplémentaire. Grâce à des financements européens Leader, les abeilles ont désormais pignon sur rue à Pontaumur. La Maison de l’Abeille du Pays accueille et renseigne le public, vend du miel, mais surtout, elle met à la disposition des apiculteurs adhérents une miellerie complète. Ils sont une dizaine à venir utiliser les équipements nécessaires à la préparation du miel : désoperculation, extraction en centrifugeuse, filtrage, maturation, mise en pot et même la préparation de la cire.

Un financement du Budget écologique citoyen du Conseil départemental a permis de compléter le projet, notamment pour finaliser ces équipements et ajouter de précieux outils pédagogiques : rucher partagé, outil interactif, signalétique, parcours pédagogique dans le parc contigu à la Maison de l’Abeille du Pays…

Et les abeilles, dans tout ça ? Cela fait un petit moment qu’elles sont sorties de leur hivernage annuel. Ces butineuses ailées ont commencé leur récolte. Leur façon à elles de résister, c’est de se plonger à corps perdu dans le travail… et dans le nectar des fleurs des Combrailles.

Reportage (texte et photos) Marie-Pierre Demarty, réalisé le mardi 2 avril 2024. Photo à la une : les abeilles noires à l’entrée d’une des ruches du Conservatoire.

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