La Tourette : des yaourts bio au pays de la fourme d’Ambert

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

Dominique Viallard, Anthony Paulet et le troupeau de montbéliardes
Dans notre région où l’élevage est voué à la production de fromage, trois éleveurs bio du Livradois ont imaginé un nouveau modèle avec la laiterie La Tourette. Quand la success story est dans le pré…

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

Souvenir personnel : vers 2006, j’avais eu l’occasion de participer à la remise des prix de la création d’entreprise décernés par le parc Livradois-Forez. Le premier prix avait été attribué à trois éleveurs qui venaient de créer leur laiterie à Saint-Genès-la-Tourette. Avec beaucoup d’humour et de bagout, le trio de lauréats avait improvisé un vrai sketch, propre à réveiller ce genre de cérémonies très convenues… et à rester dans les mémoires. Il y avait aussi de l’audace à se lancer dans la fabrication de yaourts au cœur d’une région où le lait est massivement transformé en saint-nectaire, en fourme d’Ambert ou en cantal.

Forcément, ça m’avait conduite à remarquer l’apparition, puis la présence de plus en plus massive de la petite vache qui sourit dans les supérettes où je me ravitaille.

Quand on connaît la difficulté des producteurs locaux à pénétrer le difficile marché de la GMS, qui plus est pour le bio, ça force le respect.

Il y avait là un modèle à aller observer de plus près. Et sans doute quelques leçons à tirer, qui n’ont pas manqué de me sauter aux yeux lors de ma visite.

Par exemple sur cet esprit pionnier qui ne se contente pas de raisonner en fonction de ce que tout le monde fait depuis toujours. Ou sur le fait qu’un nouveau modèle de développement trouve sa réussite dans la cohérence d’une démarche fondée sur des valeurs fortes, sur de la rigueur et de l’intransigeance… ce qui n’empêche pas de cultiver une bonne humeur communicative.

Et une fois de plus, se vérifie le constat que les campagnes isolées, peut-être justement parce que rien n’y tombe tout cuit dans l’assiette ou dans la sacoche du livreur Deliveroo, peuvent se montrer formidablement inventives et résilientes.

Marie-Pierre

Si vous avez l’habitude de faire vos courses dans une supérette bio ou même un supermarché du Puy-de-Dôme, vous l’avez probablement remarquée : avec sa bonne bouille ronde, sa tache brune sur l’œil et son petit sourire en coin, la vache emblématique de la laiterie La Tourette attire l’œil et a sans doute contribué au succès de ses yaourts et fromages blancs.

Mais bien d’autres facteurs ont joué pour faire de cette initiative une belle réussite, à partir d’une idée simple mais qui paraissait très décalée il y a une vingtaine d’années : produire des yaourts au pays où règne la fourme d’Ambert.

Des associés et des emplois

Nous sommes à Saint-Genès-la-Tourette, commune très rurale de quelque 180 habitants, dans un des coins les plus reculés du Livradois. Dominique Viallard, René Moranne et Pierre Fraisse sont trois éleveurs du village. Trois copains, de la même génération, qui ont fait leurs études ensemble.

En ce milieu des années 2000, ils ont tous les trois converti leur ferme en bio, depuis plus ou moins longtemps. Déjà un geste original qui les distingue, même s’ils n’y sont pas arrivés par le même chemin. « Pierre est un ancien de la Confédération paysanne, qui avait de fortes convictions. Dominique avait été commercial, pour vendre des pesticides ; il a dû prendre la succession de son père du jour au lendemain et s’est orienté vers le bio sans doute parce qu’il ne voulait pas utiliser ces produits qu’il connaissait bien. Quant à René, c’est un passionné de pêche. Voir le nombre de poissons diminuer dans les rivières l’a fait réfléchir… »

Anthony devant un des camions de la laiterie
Anthony, devant la laiterie de Saint-Genès-la-Tourette et un des camions de livraison. “Les yaourts et fromages blancs, ça ne se faisait pas du tout. Il y avait un marché. »

Celui qui raconte est Anthony Paulet. Avec le fils de Dominique – Pierre Viallard – il incarne la génération montante, qui va avoir à prendre la succession de l’entreprise dans les années qui viennent. Anthony, associé à René Moranne depuis 2008, a été délégué pour me raconter l’histoire et les enjeux de la laiterie. « Quand on est éleveur, il y a toujours des imprévus ou des complications », explique-t-il pour excuser l’absence des autres associés.

« Nous avons créé une dizaine d’emplois […]. Pour une petite commune comme la nôtre, c’est important. »

Anthony Paulet

Mais Dominique, que nous rejoindrons plus tard sur sa ferme, passe la tête dans la porte le temps de s’assurer qu’Anthony s’en sort dans son récit. Je croiserai aussi Delphine, la compagne d’Anthony, qui occupe le bureau et gère les commandes, et plus brièvement Françoise Bertinelli, gérante de la laiterie, qui s’active dans le laboratoire de transformation, ou Sophie, conductrice d’un des quatre camions de livraison, et quelques employés qu’on sent peu enclins à faire des pauses. « Nous avons créé une dizaine d’emplois, exactement 8 équivalents temps plein. Pour une petite commune comme la nôtre, c’est important », relève Anthony.

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Des réticences et des soutiens

Pour revenir aux débuts de l’aventure, il faut comprendre qu’auparavant, les trois fondateurs, installés tous les trois vers le début des années 1990, livraient principalement à la Société fromagère du Livradois, l’un des plus importants producteurs de fourme d’Ambert. Mais leur lait bio y était mélangé avec le lait conventionnel des autres éleveurs et n’était pratiquement pas valorisé. « La société avait un projet de développer une production en bio, mais finalement le projet ne s’est pas fait. Dominique, René et Pierre ont creusé l’idée dans l’intention de créer leur propre fromagerie. Mais ce n’était pas une bonne idée car le marché est saturé : ici, tout le monde fait du fromage ! Les yaourts et fromages blancs, ça ne se faisait pas du tout. Il y avait un marché. »

Il nous a beaucoup conseillés, transmis les process. Il a dit que s’il en faisait autant, c’est parce qu’on le méritait ! »

Dominique Viallard

A partir de là, comme le dit Anthony, les étoiles s’alignent. Sauf peut-être celle des banquiers : « Ils ont bien rigolé quand le projet leur a été présenté », relate-t-il. Finalement, c’est le Crédit Coopératif qui leur a fait confiance. Et encore plus lorsque le trio a reçu d’autres soutiens très crédibles.

Devant sa ferme au hameau de Sauvadet, Dominique Viallard me racontera la belle rencontre avec Raymond Durr, créateur d’une laiterie bio pionnière en Alsace, qu’ils ont sollicité pour les faire profiter de son expérience. « Au début, il ne voulait pas nous recevoir, mais comme on a insisté, il nous a dit qu’il nous accordait une heure. Nous y sommes quand même montés… On est arrivés pour le café et à 19 heures, on était encore en train de discuter ! Ensuite, il a pris l’avion pour venir nous aider. Il nous a beaucoup conseillés, transmis les process. Il a dit que s’il en faisait autant, c’est parce qu’on le méritait ! »

Le flair et la prudence

Une belle caution pour valider le projet. De même que celle du directeur du supermarché Carrefour à Issoire, à qui Dominique rend hommage : « il nous a dit ‘je vous laisse mon magasin comme laboratoire commercial’… et il l’a fait ! »

Les trois éleveurs ont aussi eu le flair d’arriver au bon moment, alors que le bio prenait son essor. Et la sagesse d’avancer prudemment.

Mise en pot des yaourts dans la laiterie
La laiterie transforme aujourd’hui 320 000 litres de lait par an, issu des trois fermes des associés. – Photo Laiterie La Tourette

« Ils n’ont pas été fous, salue Anthony. Ils ont démarré avec un petit atelier. Les premiers yaourts sont sortis en 2006 et dans ces premières années, ils ont transformé 60 000 litres de lait. Ensuite, ils ont développé les moyens de production au fur et à mesure. La laiterie a été agrandie en trois fois. Aujourd’hui, nous transformons 320 000 litres par an, ce qui représente plusieurs millions de yaourts. Et ce n’est qu’une partie de la production de nos fermes : environ 42%. Nous continuons aussi à livrer à la Société fromagère. La laiterie ne produit que ce que nous vendons, avec juste un peu de stock pour réagir à certaines commandes. Ça nous permet d’être souples. »

Bonnes personnes et bons produits

Comment s’y sont-ils pris pour développer l’affaire au point de distribuer en grandes et moyennes surfaces, de Vichy jusqu’au Puy, en petites épiceries et en magasins bio, et même, via un grossiste cantalien, jusque dans l’Aveyron ?

D’abord, en utilisant leur expérience antérieure de la vente, leurs personnalités joviales et sans complexe, et… leur téléphone. « Ils ont beaucoup démarché dès le départ. Et ils se sont entourés des bonnes personnes, pour trouver des conseils et de l’expérience, mais aussi pour les accompagner dans l’histoire, comme Françoise, qui a dès la création de la société démissionné de son ancien poste pour entrer dans le projet, d’abord comme salariée, puis comme co-gérante.”

Fromage blanc en cours de fabrication dans la laiterie
Faisselles en cours de fabrication dans la laiterie. “Le fromage blanc est plus compliqué à produire, mais c’est notre produit préféré”, dit Anthony. – Photo Laiterie La Tourette

Et surtout, ils ont soigné leur produit. « Nous travaillons avec rigueur, précision et beaucoup de contrôles, explique Anthony. Le yaourt, c’est tout simple à faire : on fait chauffer le lait, on ajoute des ferments et on met en pot ; tout est mécanisé. Le fromage blanc, c’est plus compliqué. Cela demande plus de manutention et c’est physique : on travaille dans la chaleur et l’humidité, avec des gestes qui forcent sur les poignets, les épaules… Mais c’est notre produit préféré : c’est tout un savoir-faire, il a peu de concurrence et il est de grande qualité ; il rappelle ce que faisaient nos grands-mères… »

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Cohérence de la ferme à la laiterie

Les associés de la laiterie La Tourette cultivent la même approche dans leurs fermes respectives, restées modestes. Une cinquantaine de montbéliardes pour Dominique et de Prim’Holstein pour René. Une trentaine pour Pierre. « Ces races ont mauvaise réputation parce qu’elles sont utilisées dans les grosses fermes industrielles, mais quand elles sont élevées correctement, elles produisent du bon lait. Et elles ont un caractère facile », dit Anthony.

« Élevées correctement », cela entre aussi dans les valeurs communes. « C’est normal de bien traiter les animaux », lance Dominique en me présentant Pénélope, une placide montbéliarde qui a un petit air de famille avec la vache imprimée sur les pots de yaourts, et ses copines du troupeau. Elles nous observent d’abord prudemment de loin, puis s’approchent d’un seul élan, comme pour venir poser pour la photo. « Elles sont nourries uniquement à l’herbe et au foin de nos fermes ; on les sort dès qu’on peut », décrivent les deux agriculteurs, en me faisant visiter l’étable tout-confort, dont le toit est en cours de réfection.

Dominique Viallard devant quelques-unes de ses vaches
Dominique Viallard, l’un des trois fondateurs, avec juste derrière lui la vache Pénélope, et une partie du troupeau.

De la ferme à la laiterie, le projet apparaît cohérent pour trouver aussi des solutions écologiques et tendant à l’autonomie sur le plan énergétique. Car la transformation, notamment pour la pasteurisation du lait, est assez gourmande. En 2015, la laiterie a été équipée d’une chaudière à plaquettes. « Ça a été une révolution, poursuit Anthony. Les copeaux sont produits par nos fermes : nous entretenons nos haies et nos bois. Le produit de ces tailles est broyé et alimente la chaudière. Le seul souci, c’est qu’avec le bois, la chaudière est moins précise. On utilise donc les copeaux pour la montée en température, puis on finalise avec le gaz. »

“Avec le bois, la chaudière est moins précise. On utilise donc les copeaux pour la montée en température, puis on finalise avec le gaz. »

Anthony Paulet

Une machine à laver avec recyclage partiel de l’eau a aussi été installée. Et un projet photovoltaïque devrait venir compléter le dispositif dans les années qui viennent. « Les toitures de nos fermes sont déjà équipées. On ne sera jamais complètement autonome, car notre premier salarié commence à travailler à 4 heures du matin, alors que l’après-midi, quand le solaire donne le plus, il n’y a que les frigos à faire tourner. Mais nous visons une autoconsommation à 50%, et une revente du surplus. »

Une étable tout-confort pour les vaches de Dominique, qui termine la réfection de la toiture où il a intégré des puits de lumière.
Une étable tout-confort pour les vaches de Dominique, qui termine la réfection de la toiture où il a intégré des puits de lumière. “Nos vaches sont nourries uniquement à l’herbe et au foin.”

Des marchés à surveiller

Ajoutez encore un souci d’équité entre les trois fermes, une attention portée aux conditions de travail. Un choix de fournisseurs le plus local possible : pots fabriqués en Isère, cartons venant de Courpière, confitures de Brioude.

Et une relative sérénité par rapport à un marché du bio qui a connu des fluctuations. « Notre meilleure année a été celle du covid, d’autant plus que les gens se sont réinstallés dans les résidences secondaires et le magasin de la laiterie a bien fonctionné. Ensuite, on a senti la baisse, mais pas trop. Il y a aussi plus de concurrence, car d’autres exploitants de la région ont développé aussi du yaourt, mais il y a de la place pour tout le monde. Et nous avons des consommateurs fidèles qui nous appellent quand ils ne trouvent plus leurs yaourts préférés dans leur magasin », relate Anthony.

yaourts de la laiterie La Tourette dans un rayon de supérette
Les yaourts de la laiterie La Tourette, reconnaissables à leur souriante petite vache tachetée, sont présents dans de nombreux supermarchés et supérettes de la région.

La laiterie a pu aussi se positionner sur le marché de la restauration collective locale, grâce à la plateforme Auvergne Bio Distribution, dont Dominique est un des fondateurs. « La plateforme est un de nos plus gros clients mais ne représente que 12% de notre chiffre d’affaires ; c’est une sécurité », enchaîne-t-il, expliquant que cette coopérative a récemment connu des difficultés à la suite du départ de sa gérante, qui « a été difficile à remplacer ». Mais ce débouché reste intéressant pour accéder aux marchés publics des cantines. “Sa force est de pouvoir proposer des menus complets, entièrement bio.”

Le plus gros défi

Finalement, le plus gros challenge est encore à venir et on sent l’appréhension de ce tournant important dans les propos des deux générations. Car les trois fondateurs, proches de la soixantaine, commencent à envisager la retraite et la transmission. Ce ne sera effectif que dans quelques années. Mais l’anticipation semble indispensable pour réussir ce défi, avec la double passation : celle des fermes et celle de la laiterie. « La difficulté, c’est qu’en perdant des associés, nous allons perdre du capital et nous devons trouver une solution. De même sur la ferme, quand René me passera le flambeau, je vais perdre des aides liées au nombre d’associés du GAEC ; idéalement il faudrait que je trouve un nouvel associé », expose Anthony.

« Nous avons même eu la visite d’universitaires du Japon ! »

Dominique Viallard

La solution de faire entrer d’autres producteurs locaux dans la boucle pour la laiterie ne semble pas une option. « Il y a d’autres éleveurs en bio mais nous sommes les seuls à nourrir nos vaches entièrement au foin, sans ensilage. Et nous tenons à la qualité de nos produits. De toute façon, la laiterie a été créée pour transformer le lait de nos fermes. Mon rêve est d’arriver à absorber toute notre production de lait. Et la laiterie en a la capacité, car la machine qui fait les yaourts est sous-utilisée », analyse le représentant de la jeune génération.

Dominique et Anthony
Dominique et Anthony : deux générations qui se passent le relais en essayant d’anticiper, car la transmission représente un défi important.

De son côté, Dominique fait confiance à Anthony et Pierre pour inventer l’avenir. « Ils sauront en faire quelque chose, même si ça doit évoluer », dit-il. Mais il est surtout confiant dans le modèle qu’ils ont su mettre sur pied, et dont des porteurs de projet et autres observateurs viennent régulièrement s’inspirer, parfois de loin. « Nous avons même eu la visite d’universitaires du Japon ! », raconte-t-il.

La jeune génération semble avoir au moins reçu en héritage ce mélange d’audace, de sagesse et d’esprit d’entreprise qui a animé les fondateurs. Comme on l’entend dans la conclusion d’Anthony : « On fait beaucoup d’heures mais on vit de notre métier. On se rend compte que le lait a une valeur. Nous sommes en bio depuis plus de vingt ans et on voit que ça fonctionne. »

Reportage Marie-Pierre Demarty, réalisé le 24 avril 2024. Photos Marie-Pierre Demarty, sauf indication contraire. A la une : Dominique Viallard et Anthony Paulet, avec les vaches de Dominique qui prennent très naturellement la pause pour la photo.

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