Mais pourquoi l’Allier est dite « rivière sauvage » ?

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

La forêt alluviale de l'Allier près de Crevant-Laveine
Sur la berge 1/2 - L’Allier est connue comme la dernière grande rivière sauvage de France. Julien Saillard, du CEN, décrypte les paysages dessinés par sa dynamique fluviale. Où l’on va croiser l’aulne glutineux, l’hirondelle de rivage, l’élégante aigrette et autres trésors de biodiversité…

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

Qu’on soit groggy, inquiet, préoccupé, abattu ou encore confiant en ce surlendemain d’élections, il faut continuer à tenir la barre pour garder le cap.

Nous continuons donc à publier les articles que nous avions prévu pour ce début d’été. Plutôt « malgré tout  » que « comme si de rien n’était ».

Voici donc un petit plongeon dans l’Allier pour nous rafraîchir les idées.

Petite remarque au passage : pour une fois, je vais employer le « nous » dans ce reportage, car j’ai eu le plaisir d’emmener avec moi notre premier stagiaire, Gabin, au premier jour de son stage d’observation de seconde. Pour son « baptême de reportage », il a eu droit aux moustiques, au cagnard, à la gadoue du chemin et à une révision de ses cours de SVT… J’espère que ça ne l’aura pas détourné de ses envies de s’orienter vers le journalisme. Parce qu’on a vraiment besoin de bons journalistes bien formés…

Pour le reste, c’est presque une évidence. Je vous reparle régulièrement de la problématique de l’eau. J’ai beaucoup tourné autour de la rivière Allier. Il fallait bien que je finisse par prendre le pouls de notre « fleuve ». On verra qu’il apparaît fragile mais résilient, avec sa propre logique de fonctionnement, ses protecteurs, ses agresseurs… Une vraie métaphore de ce qui arrive à notre planète !

Marie-Pierre

Trois infos express   [cliquer pour dérouler]

  • La rivière Allier est dite sauvage car elle est très peu canalisée par les enrochements, digues et autres bétonnages. Cela lui permet une dynamique fluviale active, c’est-à-dire que le cours d’eau s’équilibre en se chargeant de sédiments lors des crues et en les déposant ensuite, se déplaçant dans son lit majeur, formant aussi des méandres et des bras morts.
  • Cette dynamique permet la création de milieux naturels très diversifiés et riches en biodiversité : plages de sables et galets, prés secs dont le sous-sol se gorge d’eau, forêt alluviale, bras morts, falaises.
  • Ces types de milieux sont devenus rares en France. C’est pourquoi l’Allier et ses abords sont protégés par une zone Natura 2000, de Brioude jusqu’à sa rencontre avec la Loire près de Nevers. Pour la partie Haute-Loire et Puy-de-Dôme, la zone est gérée par le Conservatoire d’Espaces naturels d’Auvergne.

Du fond du pré où nous nous trouvons, nous surplombons l’Allier dont nous sépare une petite falaise. A la hauteur de Crevant-Laveine, la rivière apparaît puissante et large, surtout en cette fin de printemps si arrosé.

L’autre rive, en face, est toute différente : c’est une longue plage de galets apparemment déserte, à l’exception de deux chevaux qui se sont avancés pour goûter l’eau pourtant pas très claire de la rivière. Par-delà ces langues de plage, le paysage est plus vert. Des prairies. Et surtout, en continu, une épaisse bande de forêt qui semble cheminer avec le cours d’eau.

Un peu plus loin au nord, celui-ci amorce un virage et le profil des berges s’inverse : falaise sur la rive gauche, banc de galets de notre côté.

« Elle est sauvage car elle a une dynamique fluviale active. »

De temps en temps passe une aigrette ou un héron. Les grenouilles sont en pleine répétition pour la fête de la musique. Et le soleil tape, après la pluie du matin.

C’est le site qu’a choisi Julien Saillard, responsable du pôle territorial Puy-de-Dôme au Conservatoire d’Espaces naturels d’Auvergne, pour nous expliquer face au paysage comment fonctionne une rivière en général et pourquoi, en particulier, on dit que « l’Allier est avec la partie amont de la Loire la dernière grande rivière sauvage de France ».

Vue de la rive opposée
Depuis la falaise, on distingue sur l’autre rive les différents éléments du paysage : une plage de galets, des prairies rases, et la forêt derrière.
Information sur notre prochain événement

Comme une balance

L’explication tient en une phrase : « Elle est sauvage car elle a une dynamique fluviale active ». Encore faut-il comprendre ce que cela signifie. En plus de l’illustration par le paysage, Julien utilise l’image de la balance pour l’expliquer.

« On sait qu’une rivière transporte de l’eau, mais on ne doit pas oublier qu’elle transporte aussi des éléments solides : alluvions, sables, galets… Ce sont les sédiments. Comme cette balance, la rivière a sans cesse tendance à rétablir l’équilibre entre l’eau et les sédiments. En période de crue, elle érode les falaises et elle se charge en sédiments. En période de décrue, elle n’a plus la capacité à les transporter et elle les dépose. »

Julien Saillard explique l'équilibre de la rivière Allier grâce à une image de balance à plateaux
Julien Saillard, devant le paysage de l’Allier et de ses berges, explique la dynamique active du cours d’eau grâce à l’image de la balance : l’eau sur un plateau, les sédiments sur l’autre… et un équilibre à maintenir.

On voit bien l’image des eaux puissantes qui se colorent de marron en emportant la terre sur son passage après les grosses pluies, celle des eaux calmes et paresseuses formant des méandres, changeant parfois son lit de place après s’être étalée dans une inondation, et redevenant un peu moins trouble…

Mais pour que l’équilibre se maintienne, poursuit Julien, il faut certaines conditions : « la pente bien sûr, mais aussi des matériaux de berge qu’elle peut emporter facilement. »

Vagabonder en toute liberté

Dans le cas de l’Allier, elle n’a pas de dynamique dans sa partie amont, car elle traverse des terrains de roches dures – vieilles montagnes de granit, que ce soit en amont de Brioude ou entre Issoire et Coudes. Elle y a creusé des gorges dans la très longue durée, à échelle géologique, et elle n’en bouge plus : l’Allier n’a pas de pic ou de bulldozer !

« Le recul moyen des falaises varie entre 1 et 10 mètres par an. »

Dans la petite plaine de Brioude à Issoire, puis surtout dans la Limagne et jusqu’au confluent avec la Loire, elle rencontre des sables et graviers, beaucoup plus faciles à embarquer. Contrairement à la plupart des fleuves et autres grandes rivières de France, elle ne rencontre pas non plus – ou très peu – de berges bétonnées aménagées par les humains pour protéger de ses divagations des villes, des usines, des autoroutes et autres ouvrages.

L'Allier en crue débordant sur la berge
En période de crue, la rivière se charge en sédiments et déborde de son lit mineur. Ici en mars dernier, près de Vic-le-Comte.

Cette liberté qui lui est laissée lui permet de grignoter les falaises qu’elle creuse dans ces couches de sédiments tendres : « le recul moyen des falaises varie entre 1 et 10 mètres par an », annonce notre guide, précisant qu’à l’endroit où nous nous trouvons, il est de 3 à 5 mètres : ce qui est juste sous nos pieds n’existera plus l’an prochain. Le lit se sera déplacé latéralement, faisant au contraire s’élargir le banc de galets qui nous fait face. C’est ainsi que les méandres peuvent se former. Mais parfois aussi, le dépôt des sédiments va diminuer la pente, pour l’accentuer plus loin. « La dynamique peut se déplacer. »

Crues et décrues, transports et dépôts de sables, accélérations et ralentissements, déplacement du lit mineur (où coule effectivement la rivière), laissant ici ou là des bras morts dans l’espace du lit majeur (où elle s’étale fréquemment lors des crues)… L’Allier apparaît ainsi constamment changeante.

Pour aller plus loin sur le phénomène des crues : « Faut-il s’inquiéter des crues de l’Allier ? »

Richesses

« C’est pourquoi on dit qu’elle est le dernier grand cours d’eau sauvage : elle a une dynamique fluviale active, qui est le moteur de toutes les richesses qu’on a ici », conclut Julien Saillard.

C’est le moment de se demander de quelles richesses on parle, et d’observer le paysage des berges. Julien en décrypte les différentes aires, qui correspondent aussi à différents stades de leur histoire. « Au plus proche de la berge en face, on a ce banc sédimentaire, qui est régulièrement déplacé. La rivière y crée un sol complètement nouveau, ce qu’on appelle un milieu pionnier. Les rivières dynamiques sont, avec les bords de mer, les seules zones où peuvent apparaître des milieux pionniers de façon naturelle », explique le représentant du CEN.

« Les rivières dynamiques sont les seules zones où peuvent apparaître des milieux pionniers de façon naturelle. »

Cette plage semble dépourvue de toute vie, mais les premières richesses offertes par la dynamique de la rivière y trouvent leur place : « des oiseaux comme les sternes ou les petits gravelots viennent y nicher à même le sol », précise Julien.

Sur le deuxième plan, au-delà du banc de graviers, se forment ce qu’il nomme des pelouses sèches, un milieu de petits végétaux qui s’adaptent à un sol sec en été, mais qui peut se couvrir d’eau en hiver.

La suite de votre article après une page de pub (pour Tikographie)

Merci de votre temps de cerveau disponible ! Le cours de votre article peut reprendre.

Dans la jungle

En portant le regard à peine plus loin, on arrive à une végétation plus luxuriante. Vu de loin, c’est un banal bout de forêt qui n’a de particulier que sa forme étirée. A quelques kilomètres de notre premier point d’observation, Julien nous donne l’occasion de pénétrer au cœur de cette incroyable jungle.

La dense forêt alluviale
La dense forêt alluviale de l’Allier a des allures de jungle impénétrable.

La température ambiante a considérablement baissé, ce qui est heureux car la foule bourdonnante des moustiques nous incite à baisser nos manches. Arbres de tous profils dont certains ancestraux, lianes, ronces, orties créent une atmosphère étrange et quelque peu inquiétante si on a l’imagination fertile. « On y trouve des espèces qui ne craignent pas le stress hydrique car le sous-sol est plus ou moins gorgé d’eau selon la saison et les inondations peuvent aussi submerger les sols », poursuit-il.

« Ces forêts alluviales font partie des milieux les plus menacés d’Europe. »

Les arbres-rois ici sont les saules, les peupliers noirs, les aulnes glutineux. Cette dense végétation abrite une tout autre faune que les berges pionnières. Coléoptères spécifiques, diversité d’échassiers – dont l’aigrette garzette ou le héron bihoreau – ou encore le milan noir et le loriot d’Europe s’y épanouissent. « Ces forêts alluviales font partie des milieux les plus menacés d’Europe, alors que nous en avons beaucoup ici. Ailleurs, le bétonnage des rives a pour conséquence de couper la forêt de ses stress hydriques », explique Julien.

aigrette sur un bras mort de l'Allier
Depuis l’autre bord de ce bras mort, une aigrette nous salue.

Milieux à protéger

Mais déjà nous arrivons face à un bras mort du cours d’eau, formé par le recoupement d’un méandre. Encore un autre écosystème, avec ses propres richesses biologiques, pour cette eau stagnante qui se réchauffe doucement au soleil. Lentilles d’eau et herbiers aquatiques se sont installés. On comprend mieux la présence des moustiques. L’aigrette y croise le martin-pêcheur. Et pour peu que ces bras soient encore reliés à la rivière, les brochets, bouvières et autres poissons viennent y faire éclore leur progéniture à l’abri du courant.

« Ces bras morts sont voués à disparaître progressivement, car leur biodiversité y génère ses propres dépôts. Mais ce n’est pas grave si le cours d’eau reste dynamique, car il en recréera d’autres. »

Pour aller plus loin sur la biodiversité des rivières : « Pêche et environnement 1/2 : comment vont nos rivières ? »

Gros plan sur les eaux calmes du bras mort
Ce bras mort au milieu de la forêt crée un tout autre écosystème : les lentilles d’eau surnagent dans ces eaux calmes d’où émergent iris d’eau et autres plantes aquatiques.

Pour être complet sur la richesse de ce ruban de quelques centaines de mètres de large accompagnant la rivière, il faut aussi revenir à nos falaises de départ. « Des hirondelles de rivage et des guêpiers d’Europe viennent y faire leur nid », précise notre guide : deux espèces qui figurent sur la liste des espèces menacées.

On comprend mieux pourquoi l’ensemble de ces milieux, sur toute la longueur de la rivière jusqu’au Bec d’Allier où ses eaux se mêlent à celles de la Loire, sont protégés par le statut de site Natura 2000.

Mais protégés de quoi ? Comment ? Par qui ? Et avec quels enjeux ? Nous prendrons le temps de détailler tout ça dans le prochain article.

Reportage Marie-Pierre Demarty, réalisé le 17 juin 2024. Photos Marie-Pierre Demarty. A la une : la dense forêt alluviale de l’Allier près de Crevant-Laveine, où Julien Saillard nous sert de guide.

Soutenez Tikographie, média engagé à but non lucratif

Tikographie est un média engagé localement, gratuit et sans publicité. Il est porté par une association dont l’objet social est à vocation d’intérêt général.

Pour continuer à vous proposer de l’information indépendante et de qualité sur les conséquences du dérèglement climatique, nous avons besoin de votre soutien : de l’adhésion à l’association à l’achat d’un recueil d’articles, il y a six façons d’aider à ce média à perdurer :

La Tikolettre : les infos de Tikographie dans votre mail

Envie de recevoir l’essentiel de Tikographie par mail ?

Vous pouvez vous inscrire gratuitement à notre newsletter en cliquant sur le bouton ci-dessous. Résumé des derniers articles publiés, événements à ne pas manquer, brèves exclusives (même pas publiées sur le site !) et aperçu des contenus à venir… la newsletter est une autre manière de lire Tikographie.