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Le pourquoi et le comment [cliquer pour dérouler]
Essayons de prendre du recul. Imaginez que vous regardiez la métropole clermontoise depuis un satellite. Que lui faut-il chaque jour pour rester vivante ? Au minimum de quoi boire et manger pour ses 300 000 habitants. À raison de trois repas par jour, cela représente une énorme quantité de denrées au quotidien… et à la sortie, tout cela est transformé en énergie pour les personnes et en monceaux de déchets à évacuer : eaux usées d’un côté, ordures ménagères de l’autre. C’est cette transformation qu’on appelle le métabolisme d’une agglomération.
Le défi est de faire en sorte que ces déchets ne soient pas perdus mais valorisés, si possible localement. D’où le tri de ces déchets… auquel a longtemps manqué la prise en compte des biodéchets : résidus de végétaux notamment. A petite échelle, on peut les composter dans son jardin. Mais les jardins ne sont pas très nombreux en ville. C’est donc à organiser.
Depuis cette année, les collectivités ont l’obligation de proposer des solutions de tri des biodéchets. Mais les habitants n’ont pas l’obligation de les utiliser. D’autant plus que dans la pratique, les solutions se mettent souvent en place… assez lentement. En résumé, ça avance doucement. Et les expérimentations pionnières ont encore un rôle à jouer pour engager les habitants à se plier à cette contrainte (et cette poubelle) supplémentaire.
Terra Preta en est un bel exemple. Je me suis demandé jusqu’à quel point cette initiative en plein cœur de la métropole avait réussi à convertir les « producteurs de déchets » que nous sommes tous. Et en quoi son rôle avait bougé depuis la nouvelle loi. Je suis donc allée poser la question aux intéressés.
Marie-Pierre
Trois infos express [cliquer pour dérouler]
- L’association Terra Preta a installé sur la place des Salins, en plein centre-ville de Clermont, un petit jardin en permaculture, avec des tomates, des courges, des herbes aromatiques, des arbres fruitiers et des bancs pour y faire halte. Des animations autour des méthodes de jardinage, des panneaux mettant en valeur la faune qui s’est réinstallée et les plantes qui y poussent en font aussi un jardin pédagogique.
- Mais la vraie vocation de l’Archipel des Salins est de collecter les déchets végétaux (ou biodéchets) des ménages, pour les transformer en compost. Aujourd’hui, une tonne de biodéchets y est récoltée chaque semaine, principalement en provenance du quartier. Le compost produit est utilisé sur place pour fertiliser les cultures et distribué aux habitants pour leurs fleurs ou leur jardin. Une partie est méthanisée sur le site du Valtom. L’association recherche des partenaires en proximité pour donner le surplus en lots importants.
- Cependant, la règlementation complique les choses. Alors que les collectivités ont aujourd’hui l’obligation de proposer des solutions à tous leurs habitants pour le tri des biodéchets, la loi impose des limites aux initiatives citoyennes : interdiction de produire plus d’une tonne de compost par semaine en ville, interdiction de donner le compost à des personnes ou structures qui ne participent pas aux apports. Dans ce contexte, l’expérimentation de Terra Preta a aussi vocation à porter ces questions dans le débat public.
Tandis que Denis et Elisa me font visiter le jardin, quelques mésanges volètent d’arbre en arbuste et nous accompagnent de leur pépiement. Mes guides me racontent comment la petite mare, créée il y a à peine un an, a attiré d’abord les moustiques, puis a bien réduit leur présence grâce à l’arrivée des dytiques qui en ont fait leur casse-croûte préféré. Des libellules, des chardonnerets, un épervier se signalent épisodiquement.
Pourtant, au-delà de la palissade de bois qui enclot les 500 m² de ce jardin luxuriant, l’environnement ne pourrait pas être plus urbain, bitumé, bétonné. Le parking mitoyen et la station-service, les grands immeubles, les cars et bus pour qui la place est une halte obligée, le flot des humains qui s’activent, y compris les dimanches aux puces… tout concourt à faire fuir la faune et la flore.
« Comme quoi quand on lui laisse un peu d’espace, la nature se réinstalle facilement », fait observer Denis Brossat, l’un des cofondateurs de ce projet d’apparence très anodine, mais devenu une pièce maîtresse à Clermont dans l’expérimentation d’une réorganisation impérative pour devenir plus écologique et moins vulnérable.
Une fabrique de compost
Car le petit enclos qui occupe un angle de la place des Salins (ou place Gambetta de son nom officiel) n’est pas un jardin partagé ordinaire, comme il en existe de plus en plus. Certes il rassemble des bénévoles, dont un petit noyau très engagé. Certes il expérimente des méthodes de culture naturelles inspirées de la permaculture : associations de plantes de différentes hauteurs, spirale aromatique, rocaille, cultures en bacs, multiplication des fruitiers… Il a aussi une dimension pédagogique, qui transparaît dans les écriteaux explicatifs et dans les animations proposées. Il fait même partie du réseau des jardins partagés.
« Nous avons explosé notre objectif. »
Mais sa finalité première n’est pas de produire de quoi nourrir les habitants du quartier. « Entre l’état du sol pas terrible quand nous l’avons réoccupé et la pollution de l’air, ce n’est pas indiqué de consommer beaucoup les légumes d’ici. C’est pourquoi nous les cultivons plutôt en bacs. On s’en sert pour cuisiner, chaque lundi, dans un repas partagé-soupe populaire », poursuit Denis.
L’idée initiale était donc surtout de démontrer l’intérêt d’un point d’apport volontaire pour les biodéchets en ville. Autrement dit, l’Archipel des Salins est d’abord une fabrique de compost.
Avec aujourd’hui une tonne de biodéchets collectés chaque semaine et 115 tonnes de compost produit à l’année, l’association Terra Preta (qui anime le projet) a au moins réussi ce pari. Car selon Denis, « le pari était de montrer qu’on peut collecter environ 10% des biodéchets du quartier. Ce n’est pas vraiment quantifiable parce qu’on ne sait pas exactement qui contribue et ce que consomment les gens. On a aussi les inconditionnels qui viennent de beaucoup plus loin que le quartier. Mais ce qui compte, ce sont les quantités récoltées, et là-dessus, nous avons explosé notre objectif. Nous allons atteindre nos limites », poursuit-il.
Ces limites sont aussi bien d’ordre légal que pratique. Elles s’inscrivent aussi dans une temporalité qui a vu le contexte évoluer. Mais l’expérience a encore son utilité. Détaillons.
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Une vision en archipel
D’abord en rappelant que le projet est né en 2017, à l’initiative de trois Clermontois qui ont créé l’association, puis sont allés discuter avec les autorités en charge de la collecte et du traitement des ordures ménagères. A l’époque, le ramassage des déchets verts a déjà fait son apparition dans la métropole, mais seulement dans des quartiers périurbains où il est facile de proposer un bac supplémentaire à côté des poubelles grise et jaune. Et les déchets de cuisine sont envoyés au site de Vernéa pour alimenter le méthaniseur.
« L’idée était que chacun dispose d’un de ces îlots à 5 minutes à pied de chez lui. »
« La méthanisation, selon nous, n’est pas à rejeter complètement. Mais nous pensons que les biodéchets peuvent être utilisés de façon plus valorisante », commente Denis. De fait, Terra Preta négocie alors un partenariat avec la Métropole, la Ville de Clermont et le Valtom. Les fondateurs ont repéré ce petit bout de terrain en ville qui avait été réservé dans le plan local d’urbanisme pour un (hypothétique) projet citoyen… qu’il était difficile de refuser aux porteurs d’un tel projet.
À cette période, le nom d’« archipel » donné au projet signifiait que d’autres points d’apport étaient envisagés dans d’autres quartiers et devaient former un maillage de collectage, pour un compostage qui serait centralisé aux Salins. « L’idée était que chacun dispose d’un de ces îlots à 5 minutes à pied de chez lui. Mais ça ne s’est pas fait parce que le projet n’était pas facile à monter, que nous ne pouvions pas tout faire et que pour finir, la loi a imposé aux collectivités de mettre à disposition des habitants des solutions de valorisation des déchets biologiques, et la Métropole s’est positionnée pour le faire », explique le cofondateur.
Sur le rôle du Valtom dans la valorisation des déchets, lire aussi le reportage : « Valtom 1/2 : à quoi sert le pôle de valorisation des déchets de Vernéa ? »
Une production limitée
Pas facile à monter… au point que le jardin des Salins n’a été inauguré qu’en octobre 2021. Il a fallu du temps pour convaincre, négocier et finalement obtenir une convention d’expérimentation de deux ans renouvelable avec la Métropole, une subvention de la Ville dans le cadre du budget participatif, un partenariat avec le Valtom. La crise sanitaire s’en est aussi mêlée. Et ajoutez encore les quelques mois de travaux pour aménager l’espace et y adjoindre un petit bâtiment abritant notamment les bureaux et locaux associatifs.
Aujourd’hui, l’activité de l’Archipel est en rythme de croisière. Les subventions couvrent notamment les salaires des deux animateurs, Florent et Denis. Elisa, arrivée au début du mois, doit prendre la relève de ce dernier, aujourd’hui sur le départ vers d’autres aventures.
Mais alors que le projet se développait, la législation a changé, obligeant les collectivités à accélérer sur la collecte sélective. Depuis le 1er janvier dernier, elles ont l’obligation d’organiser le tri à la source des biodéchets pour les citoyens. Par contre, la loi n’a pas évolué sur les initiatives plus expérimentales. Le compostage en ville est limité à une tonne par semaine sur un même site. « C’est une limite que nous avons anticipée en contractualisant avec le Valtom pour qu’une partie des biodéchets soit également méthanisée », poursuit Denis Brossat.
Surplus
Sur place, la limite de la capacité de transformation est aussi en passe d’être atteinte. Car il faut stocker les déchets ainsi que le broyat qui doit être additionné. Et laisser maturer le stock plusieurs mois, tout en continuant à « digérer » les apports qui arrivent en continu. Soit aujourd’hui une douzaine de bacs divers répartis entre les arbres, les pieds de tomate, les bacs où se déploie une abondance de végétaux comestibles ou non.
L’autre limite, c’est l’utilisation de ce très naturel booster de cultures à l’échelle du quartier. « Nous l’utilisons au maximum sur place dans l’archipel et nous en distribuons. Les gens en prennent pour leurs fleurs et il y a aussi des jardins, mais assez peu. Et encore moins de jardiniers qui utilisent le compost ou le font eux-mêmes. Nous essayons de les toucher par les animations de jardinage, mais cela vient lentement », expose Denis.
Et alors que les apports continuent d’augmenter en volume, et que les seaux de compostage en plastique blanc (déchets des cantines scolaires qui ont également trouvé là une seconde vie) sont devenus un must have, l’Archipel doit trouver des solutions pour écouler le surplus.
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Compost à offrir
C’est ce qui explique l’appel lancé récemment par Terra Preta pour trouver des partenaires dans ou à proximité de la métropole pour écouler ce surplus. « Nous voulons que le compost, que nous produisons en continu, serve les intérêts du bien commun. Autrement dit, nous voulons qu’il soit utilisé, dans des espaces publics ou semi-publics [ou] d’une activité agricole […] sous réserve que la nourriture produite soit à vocation d’une distribution locale (circuit court mon amour). C’est pourquoi nous aimerions plutôt que des liens forts et pérennes soient mis en place avec des partenaires locaux. C’est la raison qui nous pousse à faire cet appel pour ces dons de compost », disait notamment l’appel.
« La loi a été plutôt conçue pour les gros producteurs industriels, pas pour nous. »
Celui-ci a reçu une quinzaine de réponses correspondant aux attentes de l’association : des jardins partagés, une école pour son jardin pédagogique, un pépiniériste, la mairie de Romagnat, un maraîcher, et même le service de la Métropole qui anime la végétalisation des pieds d’immeubles, détaille Élisa.
Cependant, les contacts (très récemment) noués ne sont pas tout à fait prêts à aboutir. Ce que l’appel ne disait pas clairement, c’est que cette formule de don ne serait pas complètement légale en l’état. « La loi interdit de donner du compost ; car ceux qui le reçoivent doivent contribuer aux apports de biodéchets », expose Élisa. « Ou alors il faudrait faire analyser chaque lot distribué, ce qui a un coût de l’ordre de 1500 euros, ou bien le commercialiser mais avec un agrément – qui a un coût aussi, alors que cette denrée n’est pas très chère à la vente. La loi a été plutôt conçue pour les gros producteurs industriels, pas pour nous », complète Denis.
Politiser la question
La démarche n’était pas pour autant vaine. Elle a permis d’évaluer son intérêt et son potentiel, de repérer des partenaires possibles, de faire de la pédagogie et de contribuer à son échelle au plaidoyer en faveur de modifications profondes de l’organisation de nos sociétés. « Et si possible, de construire des réponses et trouver des solutions ensemble », poursuit Denis. Il évoque par exemple la possibilité pour ces partenaires de contribuer en fournissant le broyat.
Car on touche là au sens profond de l’expérimentation des Salins : celle de repenser le métabolisme urbain sur un modèle beaucoup plus circulaire et autonome, où la ville ne produit plus de déchets mais des ressources utiles notamment pour fertiliser les cultures qui serviront à la nourrir.
Autour de cette vision gravitent d’autres problématiques qui lui sont liées : depuis l’autonomie alimentaire grâce à la création d’une ceinture verte de maraîchage en proche périphérie, jusqu’à la gestion des eaux usées, aux méthodes de culture et de jardinage, au réemploi ou à l’upcycling des objets, sans parler de la vie et de la cohabitation des populations dans un même quartier.
« Nous voulons politiser ces questions et les expérimenter, en nous confrontant aux freins et aux blocages », souligne Denis.
C’est pourquoi Terra Preta propose aussi des animations autour des méthodes de culture, mais a aussi collaboré avec Fertilisons, autre association (aujourd’hui disparue) qui tentait de sensibiliser au non-sens de l’utilisation d’eau pour les toilettes, et à l’intérêt, entre autres, de collecter l’urine pour fertiliser les cultures.
Un projet utile
Autre ressource à valoriser : le bois, et notamment celui des palettes. C’est pourquoi un atelier de travail du bois a été très vite créé en parallèle de l’Archipel des Salins. « Nous utilisons beaucoup de bois pour créer des composteurs, des bacs et d’autres aménagements pour le jardin et nous utilisons surtout des palettes récupérées. Le but de cet atelier était d’acquérir plus d’autonomie pour ces aménagements, mais aussi financière, en réalisant des prestations d’aménagement et de sensibilisation. Nous pouvons proposer des composteurs, des installations de jardins, de la végétalisation… Aujourd’hui, entre ces prestations et les adhésions, nous avons un autofinancement de 12%. »
« On commence à mieux cerner notre place, quel rôle nous pouvons jouer. »
À l’heure où il quitte le projet, Denis Brossat estime que celui-ci a démontré son utilité. « On a eu un impact, dit-il. Déjà, pour faire avancer les élus. Mais aussi sur les habitants, à l’échelle du quartier. C’est difficilement mesurable, mais il y a un faisceau d’indices qui le montrent. Par exemple, il y a des groupes sociaux où celui qui n’a pas son petit seau blanc se fait remarquer ; c’est devenu la norme d’apporter ses biodéchets dans nos bacs et là-dessus, le point de bascule a été passé. Nous avons contribué à préparer les esprits. »
Il se réjouit aussi des partenariats noués, notamment cette dernière année, avec des structures en proximité qui peuvent démultiplier les pratiques de valorisation des déchets. Que ce soit avec le tiers-lieu étudiant LieU’topie, qui a un important projet autour des questions alimentaires. Ou avec le Damier, qui réunit des structures et entreprises culturelles et créatives, et qui a notamment sollicité Terra Preta, dans un premier temps, sur le traitement des déchets lors de son événement Lux il y a un an.
« On commence à mieux cerner notre place, quel rôle nous pouvons jouer », estime-t-il. Quelque part entre sensibilisation et expérimentation de pratiques toujours plus vertueuses au profit d’un territoire vivable, autonome, ayant la capacité de recycler ou réemployer ce qu’il prélève dans son environnement.
Et au fait, à propos de place, on trouve aussi plein de bancs dans ce jardin-archipel accueillant, qui peut aussi très bien jouer un rôle d’île-refuge. Vous pourrez le comprendre instantanément en faisant l’expérience d’une halte à l’abri de la circulation intense derrière ces palissades, au milieu de toute cette verdure. Et du chant des mésanges qui volètent d’arbre en arbuste.
Reportage (texte et photos) Marie-Pierre Demarty, réalisé le mardi 5 novembre 2024. A la une : l’entrée du jardin, place des Salins.
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