Le pourquoi et le comment [cliquer pour dérouler]
Cela fait un moment que je guettais l’occasion de parler ici des obligations réelles environnementales, un outil juridique récent et assez bluffant pour protéger les écosystèmes naturels dans la longue durée.
La signature récente d’une ORE sur une parcelle de forêt dans notre territoire puydômois m’en offre une belle opportunité : un vrai cas d’école, qui réunit plein de gens et d’organismes formidables, et qui, espérons-le, pourra faire école et inspirer d’autres propriétaires.
Mais comme le sujet est assez complexe, j’ai ressenti le besoin de commencer par vous présenter en détail ce bout de forêt qui a une histoire riche et parfois étonnante, et tous les enjeux qui s’y croisent.
Le regard croisé d’un propriétaire forestier, d’un représentant du Conservatoire d’Espaces naturels d’Auvergne et d’une gestionnaire de forêt sur une même parcelle est particulièrement éclairant sur tout ce qui peut s’y jouer.
Et comme à mon habitude, j’y ajoute mon regard personnel : celui de l’observatrice néophyte qui a chaussé ses chaussures de marche ce week-end pour aller crapahuter entre les sapins et les éboulis, avec la tentation de s’écrier à chaque pas : « La vache, qu’est-ce que c’est beau ! »
Marie-Pierre
Trois infos express [cliquer pour dérouler]
- Une parcelle de 25 ha de forêt, dans le bois de la Richarde qui occupe les pentes du Forez juste au-dessous de son point culminant, a été achetée par un groupement de citoyens, Cerf-Vert, qui a pour objectif d’acquérir du foncier forestier dans le but de l’exploiter de façon raisonnée. Il s’est engagé pour cette parcelle dans une obligation réelle environnementale (ou ORE) qui la contraint à respecter un plan de gestion exigeant… que l’on examinera plus en détail dans le prochain article.
- Le bois de la Richarde et la parcelle en particulier ont une histoire particulière, que révèle la présence d’un ancien moulin à papier, des charbonnières, des vestiges de jasseries. Elle a fait l’objet d’une étonnante coupe rase dans les années 1950-60, à une époque où ça ne se faisait pas. Depuis, elle semble avoir été peu entretenue, ce qui la rend pour l’instant assez peu intéressante à exploiter : arbres jeunes (surtout des sapins), très branchus et noueux. Sans compter la forte pente qui ne facilite pas le débardage.
- Mais la parcelle recèle aussi d’intéressants enjeux de biodiversité, avec la présence de la chouette chevêchette et du chat forestier, espèces emblématiques du Livradois-Forez, mais aussi de ruisseaux, de zones très humides, d’éboulis qui sont, tout comme la présence de végétaux comme les lycopodes, des témoins du lointain passé de cette ancienne vallée glaciaire.
On y arrive par la petite route qui relie Saint-Pierre-la-Bourlhonne à Job par le col de Chansert. Pas très loin de l’entrée dans la vallée glaciaire du Fossat, classée Espace naturel sensible, il faut emprunter un chemin forestier, fréquenté aussi par les randonneurs. Nous sommes juste en dessous de Pierre-sur-Haute, le point culminant du Forez. Bien en dessous quand même, à l’étage occupé par la forêt.
Après avoir traversé le Vertolaye, jolie rivière qui s’en va rejoindre la Dore dans le bourg du même nom, ce chemin monte à travers les futaies. À intervalles réguliers, des grumes allongées sur le bas-côté, débardées avec plus ou moins de délicatesse, vous regardent passer. Puis à un virage de la piste, vous repèrerez la petite bâtisse – probablement un ancien moulin à papier abandonné – qui marque (sans en faire partie) le début de la parcelle.
Des arbres, des roches, de l’eau
Soit 25 hectares de forte pente et beaucoup d’arbres. Des jeunes et des très grands. Principalement des sapins, mais aussi des hêtres, des pins, quelques petits charmes qui, en cette fin d’automne, sèment sur la verdure des résineux leurs taches de rousseur.
Beaucoup d’eau aussi, notamment vers le sud de la parcelle où s’écoule le ruisseau principal. Par endroit, on a l’impression que l’eau suinte par tous les pores de la montagne. La mousse devient si épaisse qu’elle étouffe le bruit de vos pas, contrastant avec le crissement du tapis de feuilles mortes voisin.
On trouve aussi en montant des zones rocheuses, un grand éboulis qui ouvre une brèche dans le couvert des sapins, quelques clairières où des fougères basses sur tige ont réussi à se faire une place au soleil…
Cette parcelle fait partie d’une forêt beaucoup plus vaste qu’on appelle le bois de la Richarde. Elle a été vendue il y a deux ans à un groupement forestier nommé Cerf Vert. Ce qui nous intéresse, c’est ce que les nouveaux propriétaires souhaitent en faire, et selon quelles modalités. Mais pour mieux le comprendre, il est intéressant d’ausculter de plus près ce morceau de forêt, son histoire, son caractère.
Toute une histoire
Côté histoire ancienne, Christophe Gathier m’apprend que « pendant longtemps, tout cet espace était un “bien non délimité” de plusieurs centaines d’hectares, où les propriétés n’étaient pas bien délimitées ; les habitants dépendaient de la seigneurie de Chalmazel, et appliquaient les pratiques de l’autre versant du Forez, côté département de la Loire. »
En bon connaisseur de son territoire du Livradois-Forez, mais surtout comme vice-président du Conservatoire d’espaces naturels (le CEN, dont on verra qu’il joue un rôle dans l’histoire) et également membre d’une association locale qui achète des forêts, il connaît bien ce secteur où il signale des vestiges de jasseries anciennes, dont certaines ont fait l’objet de fouilles archéologiques du côté du hameau de la Chamboite tout proche. Sur la parcelle-même, se repèrent des traces de charbonnières, qui attestent qu’on y a fabriqué du charbon de bois.
« Le CEN a fait dans ce secteur ses premières acquisition, dès 1991, dans la vallée du Fossat. »
Mais c’est le patrimoine naturel de ce secteur qui l’intéresse en premier lieu : « Il fait partie de la partie sommitale de la forêt, qui présente assez souvent des caractéristiques de vieilles forêts. C’est une zone où le Conservatoire prospecte pour repérer des acquisitions possibles de parcelles avec des espèces intéressantes ou des peuplements d’arbres anciens. On sait que le secteur est propice, de manière historique : le musée Lecoq conserve des relevés de lichens réalisés au XIXe siècle par les naturalistes Lecoq et Bargoin. Le CEN a fait dans ce secteur ses premières acquisitions, dès 1991, dans la vallée du Fossat. Celle-ci étant maintenant Espace naturel sensible géré par le Département, nous restons attentifs à la zone périphérique où se situe la parcelle. »
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Sapin dominant
C’est plutôt l’histoire récente de cette parcelle qui retient l’attention de Charlotte Padel, gestionnaire forestière, qui l’a examinée de près pour conseiller les acheteurs. Elle a depuis participé à l’élaboration de son plan de gestion et a commencé à préparer la première coupe pour le compte de ses nouveaux propriétaires. « Ce qu’on n’imaginait pas du tout, c’est qu’elle a subi une coupe rase entre 1955 et 1962. On s’en est aperçu en analysant des photos aériennes anciennes pour le diagnostic. C’est étonnant car à l’époque, les moyens techniques n’étaient pas les mêmes et les coupes rases ne se faisaient pas, au contraire d’aujourd’hui. Des gens de la commune nous ont dit que des bûcherons-débardeurs italiens avaient procédé à cette coupe énorme ; elle avait frappé les esprits au point qu’ils en avaient encore le souvenir », explique-t-elle.
Le résultat, que confirment tous les protagonistes de l’histoire, c’est que la zone est occupée par des arbres relativement jeunes, poussés après cette coupe spectaculaire. Charlotte Padel décrit la présence de quelques beaux hêtres proches d’une ancienne jasserie, qui ont échappé aux coupes pour le charbon de bois et ont pu pousser « de franc pied », c’est-à-dire en un seul tronc pluitôt qu’en cépée.
Une petite part est issue d’une ancienne plantation d’épicéa. Mais pour l’essentiel, le sapin domine, même s’il n’a pas exactement ici des allures de roi des forêts.
Sur la visite d’une autre forêt, lire aussi le portrait : « Dans la peau d’une chercheuse fascinée par les arbres » |
Piètre qualité
« J’ai fait visiter récemment la parcelle à un bucheron et à un scieur et… ils n’ont pas été très tendres sur la qualité du bois, poursuit Charlotte. Aux alentours on peut observer des bois de meilleure qualité donc on pense que c’est dû au manque de gestion dans son histoire récente et qu’avec du temps, de la patience, de l’humilité, on arrivera à l’améliorer. Les arbres se sont développés probablement en pleine lumière après la coupe rase, alors que le sapin a besoin d’une “couverture” végétale dans les premières années pour se protéger du gel, des vents, du soleil… Là, les sapins sont très bourrus, très branchus et la coupe que nous avons marquée concerne surtout des bois d’assez mauvaise qualité, pour faire du coffrage ou des palettes. Les arbres ont trop de nœuds pour des usages nobles. »
« Avec du temps, de la patience, de l’humilité, on arrivera à l’améliorer. »
Elle relève aussi la problématique de la forte pente, qui ne facilite pas le débardage. « Il y a des parcelles plus simples ! Mais on a quand même la chance d’avoir une traîne, c’est-à-dire un chemin de débardage, qu’on va essayer de prolonger pour permettre la sortie des grumes », ajoute-t-elle.
De quoi rebuter sans doute un acquéreur ordinaire. Mais pas Cerf Vert.
Protéger la biodiversité
Cette structure, née sous forme de groupement forestier en 2020, s’est ensuite adjoint une deuxième entité au statut de société en commandite par actions, notamment pour pouvoir recruter du personnel. « C’est une foncière à vocation forestière citoyenne », résume Max Senange, un des trois fondateurs et aujourd’hui cogérant.
« On est très fiers de travailler avec des bûcherons, débardeurs et des scieries locales, de manière raisonnée. »
Il en explique la motivation : « Face au changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, mais aussi à la surexploitation du bois avec l’approche en coupes rases, on s’est dit qu’on pouvait essayer de récolter du bois tout en préservant la biodiversité. Pour cela le meilleur moyen, c’est d’être propriétaire du foncier, de façon à pouvoir vraiment décider de nos actions. L’idée a été de rassembler des citoyens et citoyennes et de placer ensemble notre épargne pour acheter des forêts et de récolter du bois – et on est très fiers de travailler avec des bûcherons, débardeurs et des scieries locales, de manière raisonnée. »
Une motivation que partagent de nombreux collectifs en Auvergne, que ce soit pour acheter des forêts à laisser en libre évolution ou, comme Cerf Vert, pour les exploiter dans une approche de sylviculture mélangée à couvert continu. Entendez par là qu’il s’agit de prélever peu d’arbres, régulièrement, de façon à avoir en permanence des arbres d’essences, d’âges, de grosseurs et de hauteurs très diverses ; ce qui perturbe beaucoup moins la faune et la flore qu’une coupe rase à la suite de laquelle, en quelque sorte, toute la nature est à reconstituer.
Sur une initiative locale de groupement forestier, lire aussi le reportage : « Nos Forêts d’Auvergne, le groupement forestier qui ne veut rien promettre » |
Coup de cœur
Mais à la différence de ces associations ou groupements locaux, Cerf Vert a pris une ampleur nationale. Elle compte aujourd’hui près de 350 associés répartis dans toute la France, et a réussi à lever près de 1,5 million d’euros de capital social. « Cerf Vert possède à ce jour 7 forêts, soit au total 90 ha, et encore 70 ha sont en cours d’acquisition, détaille Max Senange. Nous fonctionnons par branches locales, avec des associés qui nous aident à repérer des parcelles intéressantes un peu partout. Et c’est chouette : c’est la force du collectif. »
« C’est hyper important d’avoir une proximité géographique. »
Et si les acquisitions se font aussi aujourd’hui dans le Sud-Ouest, le Jura ou le Centre, les premières ont été réalisées en Auvergne-Rhône-Alpes, du fait que Cerf-Vert s’est d’abord développé à partir de Lyon. « Parce que c’est hyper important d’avoir une proximité géographique. C’est ce qui nous a amenés à acheter la parcelle du bois de la Richarde parmi nos premières acquisitions : nous recherchions des parcelles à deux heures au maximum de Lyon », poursuit le cogérant.
Il se souvient de leur première visite en vue de l’achat, à une petite dizaine d’associés. « On a eu un beau coup de cœur », dit-il.
Ce qui a plu aux visiteurs ? « Il y avait une belle diversité, avec des zones de pierriers, des cours d’eau. On voit qu’elle a servi pour stocker des troupeaux d’animaux ; il y a aussi une bâtisse en pierre juste en dehors de la parcelle et des traces de fabrication de charbon. Elle a une histoire. Et par ailleurs elle présente des enjeux de préservation de la biodiversité, avec des zones très humides, la présence de feuillus et pas seulement de résineux. Elle est classée en zone Natura 2000 et en zone naturelle d’intérêt écologique faune flore (ZNIEFF), en proximité de la très belle vallée du Fossat. Et elle se situe en plus dans un parc naturel régional. Ce qui fait qu’il y a des enjeux écologiques et pas seulement de production de bois. »
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Espèces remarquables
Christophe Gathier précise ces enjeux : « L’intérêt du point de vue du CEN est effectivement sur la biodiversité. La parcelle reste à inventorier dans le détail, mais on sait que des espèces végétales et animales inféodées à ce type de milieux sont présentes ou pourraient être présentes. Or si le milieu disparaît, on perd les espèces. »
Parmi les espèces concernées, il cite aussi bien des lichens que l’emblématique chat forestier, la bécasse des bois ou le lycopode sélagine, une plante proche des fougères mais à l’aspect de mousse, « plante relique de l’époque glaciaire ». Les zones d’éboulis ou de forte humidité apportent aussi leurs particularités végétales.
Sans oublier les petites chouettes qui font l’objet de toutes les attentions dans la zone du parc Livradois-Forez. « La chouette indicatrice dans ce secteur est la chouette de Tengmalm ; mais elle niche dans des loges créées par les pics noirs, qui creusent plutôt dans les gros hêtres, peu présents ici. Donc aujourd’hui elle n’est peut-être pas présente. Par contre on a repéré la chouette chevêchette sur le bas de la parcelle. »
« Si le milieu disparaît, on perd les espèces. »
Finalement, c’est la lisière haute de la forêt, là où elle cède la place aux hautes chaumes, qui retient le plus son attention : « Ce sont des couloirs de circulation notamment pour certains oiseaux comme le merle à plastron, ou susceptibles d’accueillir une espèce pour l’instant portée disparue, la gélinotte des bois, qui a besoin de zones de tranquillité. »
Un plan pour les chouettes
C’est pourquoi il se réjouit du plan de gestion établi par Cerf Vert, avec l’appui d’une gestionnaire forestière dont l’identité le rassure : Charlotte, encore en formation mais déjà très aguerrie et connaissant bien le secteur, travaille avec Virginie Monatte et Nicolas Fayet, bien connus dans la région Livradois-Forez pour leurs exigences en termes de gestion forestière respectueuse de l’environnement.
« Des gens qui ont un vrai souhait de prendre en compte tous les aspects et pas seulement économiques. »
Ce plan prévoit notamment de laisser en libre évolution six hectares de la parcelle répartis en deux zones et de laisser se développer sur les 19 hectares exploités une centaine d’arbres qui ne seront jamais coupés et qui, lorsqu’ils auront suffisamment grandi et grossi, joueront le rôle d’habitat pour de nombreuses espèces. Ils y seront en densité suffisante pour permettre aux oiseaux, insectes et autres habitants de la forêt de circuler facilement et d’y trouver des abris dans les creux, les blessures de l’écorce, les trous façonnés par le bec du pic noir et petites caches dans le tronc ou les branches.
Charlotte Padel confirme que le repérage de ces arbres à ne pas toucher représente une particularité du projet. « Ça change complètement le marquage, parce qu’habituellement on a tendance à vouloir faire partir en premier les gros arbres, surtout les plus laids et bourrus. Mais savoir que Cerf Vert est rémunéré pour son geste environnemental, ça nous a encouragés à laisser les très gros bois… qui sont une plaie pour les bucherons ! Pouvoir les laisser pour les chouettes et les pics est réjouissant. C’est ce qu’on aimerait expliquer aux propriétaires mais généralement ils ne sont pas à l’écoute des problématiques environnementales. Alors c’est vraiment un plaisir de travailler avec Cerf Vert : des gens qui ont un vrai souhait de prendre en compte tous les aspects et pas seulement économiques. »
Quels moyens a trouvé ce groupement de citoyens pour développer ce projet si particulier ? Quel dispositif a été construit, avec quels acteurs, quelles options, quels écueils… ? Ce sera l’objet du prochain article. Restez branchés…
Prochain article : « ORE #2 : protéger pendant 99 ans » |
Reportage (texte et photos) Marie-Pierre Demarty, réalisé du 29 novembre au 3 décembre 2024. A la une : la parcelle de Cerf Vert dans le bois de la Richarde, vue du chemin forestier qui la longe.
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