Le pourquoi et le comment [cliquer pour dérouler]
On a beaucoup parlé ces dernières années de la ferme de Sarliève, ce projet improbable de ferme sans bâtiment en bordure d’autoroute. Mais derrière ce projet-phare, l’association Terre de Liens Auvergne déploie une activité plus discrète mais cohérente, qui expérimente des réponses singulières à beaucoup de questions qui nous concernent tous : la disponibilité et la répartition des terres agricoles, l’installation et la transmission des exploitations, l’autonomie alimentaire des territoires, la compatibilité des méthodes agricoles avec le respect du Vivant, la notion de bien commun, l’engagement citoyen…
Cela ressemble à une utopie en cours de réalisation, avec ses difficultés, ses erreurs parfois, ses endroits où ça coince, où il faut faire des pauses pour reprendre les bases, reconstruire, solidifier, changer de direction, questionner les façons de faire et de décider.
Malgré ces cahots, le projet continue, fait preuve de résilience, se développe. Et c’est chouette.
D’ailleurs à propos de chouettes…
Marie-Pierre
Trois infos express [cliquer pour dérouler]
- En phase de redéploiement depuis un an après une période de turbulences, la ferme de Sarliève trouve peu à peu son modèle. Les moutons ne font plus partie du projet, mais un paysan-boulanger vient d’intégrer l’équipe et d’autres recrutements devraient suivre. L’acquisition de la ferme par la foncière Terre de Liens est désormais effective mais la coopérative doit maintenant s’engager dans le projet de création de bâtiments en dur. En attendant, des chouettes effraies ont élu domicile dans les tunnels-hangars.
- Ce projet-phare aux portes de Clermont a apporté à Terre de Liens Auvergne une visibilité et une dynamique qui se traduisent par un changement d’échelle et une nécessité de se recentrer. L’association accompagne 18 fermes bio d’une grande diversité, dont quelques projets atypiques ou innovants qui sont autant de « fermes-vitrines », de démonstrateurs d’expérimentations pour avancer dans la transition environnementale et l’autonomie alimentaire du territoire.
- Terre de Liens a pour principe l’acquisition de terres agricoles grâce à l’épargne citoyenne. Elle permet à des porteurs de projet agricole de s’installer sans avoir à réaliser le lourd investissement du foncier. L’intention est de faire de la question agricole une question citoyenne et des terres cultivables des biens communs.
On ne présente plus Terre de Liens. Quoique…
Il est vrai que la déclinaison auvergnate de ce mouvement national a connu un surcroît de visibilité grâce à un projet de grande ampleur : la reprise de la ferme de Sarliève aux portes de Clermont-Ferrand, annoncée début 2019. « On est passé par une étape de changement d’échelle », dit Lucie.
Ce projet avait toutes les caractéristiques pour devenir le vaisseau-amiral de l’association : 80 ha de terres agricoles à convertir en bio, en associant les activités complémentaires de plusieurs paysans salariés, dans la couronne péri-urbaine propice à contribuer à l’autonomie alimentaire de la métropole.
« On est passé par une étape de changement d’échelle. »
Rappelons-le, il y avait aussi quelques contraintes qui faisaient (et font encore) de ce projet un vrai défi : une localisation enclavée entre l’autoroute, le Zénith et la Grand-Halle, et une zone commerciale encadrant la voix ferrée. Encore plus compliqué : les terrains étaient livrés sans les bâtiments agricoles. Ce qui vaut à la ferme de se déployer autour de deux gros tunnels qui font office de hangars, de granges, voire de bergerie.
Arrivée du pain
C’est pourquoi le projet continue aujourd’hui encore à chercher et ajuster son modèle. Ainsi en fin d’été dernier, le troupeau de moutons a finalement quitté les lieux : « C’était trop compliqué sans une vraie bergerie, ni logement à proximité pour le berger ; contrairement aux cultures, l’élevage exige d’être présent tous les jours », m’expliquent Lucie André et Corinne Dupasquier, respectivement co-présidente (avec Stéphane Delage-Muracciole) et membre du conseil d’administration de Terre de Liens Auvergne, alors que je suis venue faire le point avec elles sur les lieux.

Plusieurs bonnes nouvelles concernent cependant la plaine de Sarliève, survenues depuis mon dernier passage il y a un an. Le redéploiement de l’équipe, après une période de turbulences, est en cours : un paysan-boulanger, Félix, a été recruté et a commencé à produire son pain, dans le fournil que lui loue à Opme un ancien boulanger. « Le pain est vendu sur le micro-marché que nous organisons les vendredis et on espère que ça contribuera à rendre celui-ci plus attractif », souligne Lucie. À moyen terme, jusqu’à trois salariés supplémentaires devraient intégrer l’équipe, aux côtés de Félix et de Mélaine, la maraîchère.
Sur la situation de la ferme il y a un an, lire aussi le reportage : « Malgré les turbulences, la ferme de Sarliève poursuit la voie d’une polyculture citoyenne » |
Chouettes nouvelles
Bonne nouvelle encore : les terrains ont été définitivement acquis par la Foncière de Terre de Liens, après avoir été loués à l’ancien propriétaire le temps d’une procédure de vente complexe. Cela ne change rien à la gestion de la ferme, mais sécurise le projet et permet de refermer un chapitre. Car la Scic (société coopérative d’intérêt collectif, créée spécialement pour salarier et associer les paysans installés) paie désormais son loyer à un propriétaire dont le but ne sera jamais de spéculer sur les terres ou les revendre à prix d’or.
Citons encore l’association Le Roseau, destinée à impliquer des citoyens dans le projet, qui prend ses marques et aménage peu à peu l’espace qui lui est réservé : cabanon, plantations, aire de repos se déploient peu à peu dans ce carré symboliquement situé en plein milieu de l’exploitation. D’autres bouts de terrain de ce secteur ont été confiés à des structures partenaires : ici pour créer un conservatoire de 125 variétés de blés anciens, là pour initier des écoliers de Cournon au jardinage, ou encore pour accueillir des jeunes en difficulté…

Plus symbolique mais très réjouissant pour cette aventure collective qui englobe aussi des enjeux de biodiversité : au moins deux chouettes effraies ont élu domicile dans les tunnels-hangars, confortant le rôle de refuge de cette zone agricole.
Sur les enjeux de renaturation de la ferme, lire aussi : « A la ferme de Sarliève, la nature est de retour » |
Bien commun
Et voilà que le projet-phare reprend naturellement sa place dans la lumière… Terre de Liens Auvergne est cependant engagée dans bien d’autres sujets et projets, qui ne sont pas pour autant oubliés. « Sarliève a mobilisé beaucoup d’énergie mais en a apporté aussi, a nourri la dynamique et procuré de la notoriété », soulignent mes interlocutrices. Car tous les projets ont un point commun : le foncier agricole. Et une devise : « Faire de la terre un bien commun. »
« Sarliève a mobilisé beaucoup d’énergie mais en a apporté aussi. »
Une philosophie que résume Corinne : « C’est la dimension démocratique. Les sujets agricoles, et par extension alimentaires, ont été cloisonnés, laissés aux professionnels et aux politiques, mais ils concernent tous les citoyens, par différents aspects de leur vie : l’alimentation bien sûr, mais aussi l’occupation territoriale, les sols, l’usage de l’eau, les enjeux de biodiversité… Le projet de Terre de Liens est de donner aux habitants des possibilités de s’impliquer et de les éclairer dans leurs choix. »
On peut le comprendre à travers la structuration du mouvement en associations locales indépendantes, regroupées en une fédération nationale.
Sécuriser pour tous
Celle-ci est complétée par deux structures de dimension nationale aussi : une foncière recueillant l’épargne citoyenne et une fondation qui peut recevoir les dons. Leur rôle est d’acquérir des terres agricoles partout en France, en s’appuyant sur les projets proposés par les cédants et repreneurs, et instruits par les groupes locaux. Les épargnants peuvent contribuer aux campagnes en fléchant (ou non) leur versement sur un projet précis, participant ainsi à l’orientation de l’usage des sols sur leur territoire.

Car le but est d’installer des agriculteurs aux méthodes de production respectueuses de l’environnement, au minimum en bio, et de permettre des transmissions et installations avantageuses pour tous : le paysan qui s’installe (car il n’est pas facile de trouver le foncier nécessaire), l’agriculteur qui souhaite transmettre son activité (surtout s’il ne veut pas qu’elle vienne simplement agrandir une exploitation voisine aux méthodes intensives), le territoire qui gagne en autonomie alimentaire, le Vivant humain ou non humain qui gagne aussi en qualité de l’air, de l’eau, des sols…
« On estime à 200 000 euros en moyenne l’investissement pour une installation classique. »
La foncière ou la fondation restent propriétaires et mettent les terrains à disposition sous forme de fermage. « Pour un agriculteur en recherche d’installation, surtout s’il n’est pas issu du milieu agricole, c’est une solution intéressante, car on estime à 200 000 euros en moyenne l’investissement pour une installation classique, alors qu’ici, l’investissement financier est de 2500 euros pour devenir associé, sans compter la dimension collective qui peut être rassurante », explique Lucie.
Choisir sa place
La dimension collective, c’est la participation des citoyens. « Ils peuvent s’impliquer comme adhérents à une association régionale, comme épargnants en apportant des parts dans la foncière, comme donateurs grâce à la fondation ou encore comme bénévoles », listent Lucie et Corinne.
« Vous trouverez toujours un endroit où vous investir, c’est infini ! »
La notion de bénévoles recoupant aussi de nombreuses réalités : de l’instruction des dossiers de nouveaux projets à l’accompagnement des fermes, des tâches administratives aux projets européens, des groupes de travail nationaux à la promotion de l’association dans les événements locaux, en passant par l’interpellation des élus et décideurs sur les différentes thématiques de plaidoyer…
« Vous trouverez toujours un endroit où vous investir, c’est infini ! », commente l’administratrice. « Ce qui m’a séduite, c’est qu’on agit localement mais en même temps on prend de la hauteur, on réfléchit », confie la co-présidente.
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« les sols en danger, pourquoi et comment les protéger«
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Dix-huit fermes
Voilà pour le cadre général. Zoomons sur l’entité Auvergne créée en 2010, née comme ses sœurs jumelles, de la fragmentation de l’association nationale pour créer un maillage bien ancré dans les territoires. « Chaque association est indépendante, dans l’autonomie financière et dans les choix de projets ; il y a donc une grande disparité », indique Corinne. « Contrairement à d’autres comme la Normandie, qui s’efforce de couvrir le territoire au maximum, nous ne réalisons pas beaucoup d’acquisitions, complète Lucie. Nous préférons nous consacrer davantage à l’accompagnement des projets et la mise en valeur de ces démonstrateurs. »
« Ce sont des fermes-vitrines pour montrer ce qui est possible. »
Car l’intention est aussi d’expérimenter de nouveaux modèles agricoles : « Ce sont des fermes-vitrines pour montrer ce qui est possible, pour lever des freins sur la transition écologique », soulignent mes interlocutrices. Par exemple avec des projets associant plusieurs agriculteurs, avec des spécialités complémentaires qui permettent de réintroduire des formes de polyculture-élevage, ou de diviser une propriété en parcelles de dimensions propices à une activité plus artisanale, moins mécanisée.
L’Auvergne compte donc 18 fermes Terre de Liens, la dernière ayant été officialisée il y a quelques semaines, à Chouvigny dans l’Allier. Les autres se répartissent sur les quatre départements auvergnats.

Les représentantes de l’association énumèrent les projets, aussi divers que du maraîchage à Vorey, des ovins dans le Cantal, une « acquisition bizarre » d’un hectare en plantes aromatiques au milieu d’une ferme beaucoup plus importante, des éleveurs de bovins ici ou de cochons là, de l’arboriculture à Saint-Amant-Tallende (dont un verger-test), ou un couple très atypique ayant laissé des super-jobs à Paris pour s’installer avec veaux, vaches, couvées et même fabrication de pâtes, près de Brioude…
Projets innovants
Et bien sûr la ferme des Raux, « la première acquisition importante », rappelle Corinne, qui rend hommage à ces propriétaires-exploitants de Gerzat, les Gascuel, dans ce projet exemplaire : « Ils ont anticipé la transmission très en amont, pour que leur fils puisse prendre le relais sans prendre en charge la totalité de l’exploitation, car ce n’était pas son souhait. Un projet de diversification avec fabrication de pain a permis cette passation à trois associés, dont le fils, Simon Gascuel. » Autrement dit des pionniers, qui « ont été d’un appui important, soutien autant moral que technique, dans le projet de la ferme de Sarliève », ajoute-t-elle.

Ce panorama confirme l’intérêt de l’association auvergnate pour les projets diversifiés, voire expérimentaux. « Ce ne sont que des cas particuliers et chacun est un défrichage », souligne Lucie.
D’où l’importance de ne pas multiplier les projets, ni perdre de vue le sens de l’action. « Nous sommes dans une phase de recentrage, précise Corinne. On aime les projets innovants comme Sarliève, mais ça disperse. Nous devons nous concentrer davantage sur l’attention aux projets existants et sur les changements de preneurs, quand nos agriculteurs souhaitent passer la main. »
Recentrage
Exemple de décision permettant ce recentrage : Terre de Liens Auvergne met en suspens l’examen de nouveaux dossiers d’acquisition. « Nous en avons déjà sept dans les tuyaux, et nous en avons eu 23 l’an dernier, alors que nous sommes sur un rythme d’une ou deux acquisitions au maximum par an. C’est inutile de donner de faux espoirs », explique Corinne, qui souligne aussi la nécessité de revoir les processus d’instruction de ces dossiers, mais aussi la formation des bénévoles sur de nombreux points.
« C’est inutile de donner de faux espoirs. »
À commencer par la relation à construire avec les agriculteurs pour trouver la bonne distance : être suffisamment présent pour être aidant, mais pas trop envahissant. Sans parler de la question de la place des fermiers dans la gouvernance, qui est de longue date « un sujet à Terre de Liens, car ils sont au centre du projet mais on ne sait pas comment les intégrer », poursuit-elle.

Se recentrer, cela veut dire aussi aller donner un coup de main au groupe du Cantal qui se cherche une nouvelle dynamique, encourager le groupe d’Ambert en formation, animer le réseau autour des fermes, garder le lien avec les nombreux partenaires qui accompagnent les acquisitions, les transmissions et les suivis, où l’on recense la Safer, Bio 63, la Civam, Îlots Paysans pour les espaces-tests, la Chambre d’agriculture, mais encore les réseaux de développement de la vie rurale, les associations de protection de l’environnement, les collectivités…
Fêter l’acquisition
Pour ces nombreuses activités, Terre de Liens Auvergne dispose de quatre salariés et d’une grosse soixantaine de bénévoles actifs. Elle s’appuie aussi sur la mutualisation avec l’association rhônalpine qui évolue dans un contexte un peu différent sur le terrain, mais commun quand il s’agit de dialoguer avec la Région. Les deux structures publient ensemble une revue qui présente ou donne des nouvelles des projets, et une année sur deux, elles se retrouvent pour leurs assemblées générales organisées en un même lieu et donnant l’occasion d’échanges d’expérience et de rencontres conviviales.
L’assemblée générale 2025 de Terre de Liens Auvergne est prévue ce week-end. L’association en profitera pour fêter l’acquisition de la ferme de Sarliève, ce gros dossier enfin bouclé… pour laisser la place à d’autres, notamment celui (très lourd) d’un projet de bâtiment agricole, qui doit s’amorcer très vite en attendant le « feu vert » du nouveau plan local d’urbanisme. Au-delà de la ferme de Sarliève, elle aura, on le devine, pas mal de pain sur la planche. Du pain bio évidemment, comme celui fabriqué par Félix (et d’autres paysans-boulangers de la communauté). Un pain au goût savoureux de démocratie.
Pour en savoir plus sur Terre de Liens Auvergne, consulter le site internet On peut adhérer en ligne ici. |
Prochains rendez-vous : > Samedi 13 avril : assemblée générale et la fête de l’acquisition > Samedi 26 avril : balade entre deux fermes à Gerzat > Chaque vendredi de 16h à 18h30 : marché hebdomadaire des produits de la ferme de Sarlève (au rond-point, derrière le Zénith) > Mi-juin : reprise de la souscription pour soutenir la ferme de Sarliève et les autres projets |
Reportage Marie-Pierre Demarty, réalisé le lundi 31 mars 2025. Photos Marie-Pierre Demarty, sauf indication contraire. A la une : Corinne Dupasquier et Lucie André, devant l’espace citoyen au milieu de la ferme de Sarliève.
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